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Il a réussi la performance, dans un festival de Cannes où la course à la Palme écrase toujours tout, à y exister fortement bien que présenté en dehors de la compétition. Puis il conquis avec la même ferveur le public du festival du film francophone d’Angoulême. Découvert sur la Croisette et revu dans la cité charentaise, notre enthousiasme envers ce troisième long métrage de fiction de Boris Lojkine n’a fait que croître, confirmant l’irrésistible montée en puissance de ce cinéaste venu du documentaire après Hope (2014), œuvre déchirante sur l’immigration africaine vers l’Europe via le périple mouvementé sur leur continent d’une Nigérienne et d’un Camerounais et Camille (2019), remarquable film sur le journalisme de guerre à travers le destin tragique de Camille Lepage qui a perdu la vie en couvrant un conflit en Centrafrique.
Avec L’Histoire de Souleymane, le cinéaste met cette fois- ci en scène deux jours décisifs dans la vie d’un Guinéen ayant fui son pays, livreur à vélo dans les rues de Paris. Quarante- huit heures avant de passer un entretien qui décidera si oui ou non sa demande d’asile sera acceptée. Lojkine filme donc ici un de ceux qu’on croise tous dans la rue tous les jours, sans leur jeter un regard. En 93 minutes sans temps mort, le film traduit la tension permanente que ce dernier doit affronter. La course permanente pour tout : l’angoisse d’une course refusée par un client à cause de quelques minutes de retard, la peur de rater le dernier bus du soir qui conduit à un foyer sous peine sinon de dormir la rue, la crainte permanente qu’on découvre qu’il n’effectue pas ses courses avec sa réelle identité mais celle d’un autre qui lui prête la sienne en échange d’un pourcentage sur ses maigres revenus, faisant de lui son obligé. Cette course contre la montre rappelle celle orchestrée par Eric Gravel dans A plein temps où la mère célibataire incarnée par Laure Calamy tentait de jongler non sans mal entre son job de femme de chambre, ses enfants et ses entretiens pour décrocher un nouvel emploi dans un Paris bloqué par les grèves.
Nulle trace de démonstration ou de sentimentalisme dans l’écriture et la réalisation de Lojkine. A mille lieux d’un mélodrame sociopolitique, L’Histoire de Souleymane raconte d’abord et avant tout une quête d’identité. Celle d’un homme qui a quitté sa vie, la femme de ses rêves et sa mère malade pour leur offrir un meilleur avenir et se retrouve exploité et broyé par une société de consommation qui tire avantage de lui autant qu’elle peut le faire avant de le jeter et de s’en prendre à un autre. Un personnage que Lojkine ne quitte jamais des yeux, lui redonnant ainsi une existence et par ricochet une humanité alors que tout le pousse à échapper au regard des autres, tous assimilés à une potentielle menace. Un grand film incarné par un immense acteur non- professionnel (comme 99% du casting à l’exception de Nina Meurisse, déjà héroïne de Camille), Abou Sangaré, lui- même, dans la vraie vie, en quête d’une régularisation qui lui a été refusée… quelques jours après avoir reçu le prix d’interprétation de la section Un Certain Regard cannoise. Quand réalité et fiction se rejoignent.