Mythe vivant, il échappe tant à la biographie qu'à la nécrologie, qu'aux clichés : ce « doux poète de l'enfance » était en fait un redoutable magnat, le Henry Ford de l'animation, et doit être étudié comme une institution, un État dans l'État, au carrefour de Citizen Kane et de la General Motors. Plus de quinze ans après sa mort, on est tenu de parler de lui comme d'un vivant puisque des films sortent encore, qui portent son nom, et que des procès se font sur ce nom qui fonctionne comme un modèle déposé. Ses héritiers ou ses dauphins continuent sans lui ce qui sera pourtant considéré comme son uvre, et ses visions de Disneyworld et Disneyland fonctionnent sur leur lancée, véritables sépulcres de rentabilité. Peut-on en dire autant de Perrault, Grimm, Kipling ou Carroll, qu'il a parasités, et qui souvent se perpétuent en lui ? En sorte que cet immortel de 65 ans dont le présent s'éternise et pose toujours problème est à la fois un personnage borgésien, une fable, un manuel de réussite et un symbole capitaliste désarmant.
Ce forain inexorable et sans limites, le plus grand amuseur public de toute l'Histoire, ne peut être raconté qu'en zigzags et en paradoxes, opposant légende et réalité. Légende, le souriceau grignotant dans un coin de son studio de Kansas City, qui lui aurait inspiré en 1928 son animal fétiche Mickey Mouse. La vérité, c'est qu'il inventa le personnage dans un train, dans l'énergie du désespoir que lui causait l'échec d'une série de cartoons sur Oswald le Lapin. Cette souris a accouché d'une montagne, puis d'un empire. Légende, sa tyrannie de patron, qui causa la fameuse grève de 1941 et lan¿ca dans le monde des armées de disciples dissidents. Il mangeait comme ses employés au self-service du studio après avoir fait la queue, et il épousa sa secrétaire. Mais ses employés devaient l'appeler Walt ou prendre la porte. Lorsqu'il se rendait au studio, un mot de passe, emprunté à Bambi : « Un être humain a pénétré dans la forêt ! » alertait ses animateurs. Ce perfectionniste fit refaire 175 fois Pinocchio et passait en pleine nuit vérifier les planches de croquis de ses collaborateurs.Légende aussi, son image de pionnier : il n'a inventé ni le dessin animé, ni le son, ni la couleur, mais il les a poussés à un degré inouï de perfection, récoltant 29 Oscars et s'identifiant tellement au genre qu'on décrit les héros de cartoons comme des « petits mickeys », même s'il s'agit de Popeye ou Bugs Bunny.
Après des études à la McKinley High School de Chicago, il devient dessinateur publicitaire à Kansas City ; il y ouvre des studios d'animation, les United Films, avec Hugh et Fred Harman, Rudolf Ising et surtout Ub Iwerks pour développer les Laugh-o-Grams, dont les premiers sont les Quatre Musiciens de Brême et Cendrillon. Puis, en 1923, il vient rejoindre à Los Angeles son frère Roy pour fonder les Hollywood Walt Disney Studios, qui créent une série nommée les « Alice Cartoons », mêlant l'animation et le tournage direct. En 1926, il crée son fameux style en O pour développer à Columbia son Oswald le Joyeux Lapin (Oswald the Rabbit), qui est d'abord un immense succès mais qu'il devra ensuite abandonner à Charles Mintz. Il avait entre-temps développé une technique toute neuve, celle de l'in-between, c'est-à-dire le principe de l'intervallisme, qu'il appliqua à sa nouvelle création, une souris appelée Mortimer, laquelle devint très vite Mickey Mouse. Cette dernière, dès ses premières apparitions, dans Plane Crazy (1928) puis Gallopin Gaucho (id.), inspiré par Charles Lindbergh et Douglas Fairbanks, devint une véritable idole nationale, surtout après que l'adjonction du son au film Steamboat Willie (id.) eut ébloui les foules. Walter Elias fonde alors les Walt Disney Productions, distribuées par United Artists, et donne sa voix à Mickey Mouse, qui devient son porte-parole (bien que son animation doive beaucoup dès 1935 au spécialiste Fred Moore). Peu à peu, l'écurie Disney s'augmentera du chien Pluto, animé par Norman Ferguson, du canard Donald, animé par Dick Lundy (voix de Clarence Nash), et du chien Goofy, animé par Art Babbitt.
À partir de 1929, Disney voua toutes ses recherches à une série de courts métrages musicaux, les Silly Symphonies dont Carl Stallings supervisait l'élément musical. C'est pour cette série inaugurée par la Danse macabre (Skeleton Dance, 1929) qu'il aborde en 1932 le Technicolor, pour le court métrage Flowers and Trees, délibérément anthropomorphique, qu'il recrute des équipes d'animateurs et de scénaristes, qu'il met au point la technique (révolutionnaire celle-là) du storyboard (planche à dessins), qu'il crée des classes d'art pour les animateurs à l'Institut Chouinard, enfin qu'il invente la caméra multiplane, donnant un effet de relief, dans le film le Vieux Moulin (The Old Mill) en 1937. De ces différentes innovations naît un style nouveau, et surtout un degré qualitatif insurpassé de l'animation. Les studios Walt Disney ont été en une décennie une pépinière d'animateurs, qui, même dissidents, comme le devinrent par la suite Chuck Jones, Friz Freleng, Art Babbitt, John Hubley, etc., furent marqués par le père et gardèrent un niveau élevé d'ambition professionnelle.
Quand les studios Disney abordent enfin le long métrage avec Blanche-Neige et les sept nains (1938), c'est pour une accumulation de tous les perfectionnements déjà glanés que travaillent des équipes accomplies. Sous la direction de Grim Natwick, l'animateur Shamus Culhane a travaillé pendant six mois sur la manière de marcher des sept nains (une minute de film), promouvant un standard bafoué depuis par les tenants de l'animation simplifiée et auquel on revient aujourd'hui. Dans les sept bobines de dessin animé Technicolor de Blanche-Neige repose le testament définitif de Walt Disney, dont la carrière demeurera tout à fait exemplaire jusqu'à la guerre, ce test crucial. En effet, on peut louer sans réserves Pinocchio (1940), sommet de dramaturgie et d'invention, et surtout, de la même année, Fantasia, né de la coûteuse extension d'un court métrage de Mickey sur l'Apprenti sorcier de Paul Dukas tourné avec la collaboration de Léopold Stokowsky. Ce film, devenu par l'ambition de Walt Disney un long métrage musical classique consacré à des uvres de Beethoven, Bach, Tchaïkowski, Moussorgski, Schubert et Stravinski, représente un effort intellectuel notable, même s'il enregistre un amoindrissement des collaborations prestigieuses (dont celle de Fischinger) dont s'assura Disney. Le film malheureusement fut à l'époque un échec financier total, qui contraignit subitement Disney à des compromis commerciaux notables. L'effort de guerre avait conduit le studio à produire d'excellents courts métrages de propagande et un long métrage coûteux sur l'histoire de l'aviation (Victory Through Air Power, 1943), qui furent le chant du cygne d'un magnat subitement contesté. Sur le plan syndical, Disney était autoritaire et peu patient : une grève éclair paralysa Burbank devenue une usine comme les autres, et dont 500 animateurs (parmi lesquels Steven Bosustow, Bill Hurtz, John Hubley, Bill Tytla) s'exilèrent pour fonder un groupe rival, la UPA.
Après cette ponction de talents incontestables, il y a beaucoup à redire de la production qui suit : si Dumbo fait preuve de fraîcheur et Bambi, triomphe du réalisme imposé par la multiplane, représente assez bien aujourd'hui un point de non-retour dans l'animation illustrative, issue des salles de classe de Disney , si les Secrets de Walt Disney contient une tentative intéressante de retour au storyboard, on peut trouver hybrides, inégaux, criards ces pots-pourris musicaux que sont Make Mine Music, Fun and Fancy Free, Melody Time, et calamiteux ces mélanges d'animation directe et dessinée que furent les Trois Caballeros, Saludos amigos, rappels ratés des Alice Cartoons de 1923. Mais, surtout, on est en droit de contester les adaptations hâtives, vulgaires et en totale déperdition sur les originaux qu'il fit de certaines uvres immortelles de la littérature : la pâle Cendrillon de 1950 ; l'approximatif Peter Pan ; la médiocre Alice aux pays des merveilles, blasphématoire appauvrissement de Lewis Carroll et de Tenniel, tout comme le Vent dans les saules l'est de Kenneth Grahame et de Ernest Shepard.
Cette soudaine chute d'ambitions ou de pouvoir créateur correspondant à un désir de retrouver son public (on connaît le mot fameux de Disney : « Assez de caviar, je vais leur donner de la purée et du jus de viande ! ») n'empêche pas Disney de diversifier toutes ses activités de producteur : il lance une série prisée de documentaires sur la vie des animaux, la série C'est la vie (dont le Désert vivant). Il produit des films historiques et d'aventures non dessinés : l'Île au trésor, Vingt Mille Lieues sous les mers, Rob Roy, Davy Crockett, les Robinsons des mers du Sud, qu'il confie à des metteurs en scène très estimables. Mais surtout il crée en 1955, à Anaheim, le fameux parc d'attractions de Disneyland, qui recrée, en manière de lunapark entièrement commercialisé, différentes ambiances tirées de ses films et que ses services techniques ont sans cesse renouvelé jusqu'à l'inauguration en Floride de son encore plus vaste Disneyworld, en 1971. Autre réussite : la comédie musicale Mary Poppins en 1964.Dans ses dernières années, Walt Disney a su rattraper sur sa lancée ses exigences passées en ayant l'intelligence de passer la main à de nouveaux superviseurs comme Wolfgang Reitherman qui collabora aux Cent Un Dalmatiens, à Merlin l'enchanteur et signa en 1967 le Livre de la jungle. Soudain réévalué, le style Disney continue à mériter l'admiration des animateurs et des spécialistes. Il a fallu finalement que Disney retrouve sur le tard sa véritable vocation, celle d'organisateur et de maître d'uvre, et qu'il consente à déléguer davantage sa confiance à des réalisateurs plus sensibles au renouvellement du goût collectif pour que se réaffirment son originalité fondamentale et son génie unique.
De nos jours, l'empire Walt Disney délégué après sa mort relativement prématurée en 1966 à son frère Roy, tout premier compagnon de son aventure, puis à l'un de ses neveux et à toute une armée d'hommes d'affaires gère l'héritage et monnaye l'acquis : tous les sept ans, on réédite l'opus devenu uniformément rentable ; même Fantasia, jadis déficitaire, a fini par devenir un classique admiré. L'après-Disney, c'est encore Disney, et même les producteurs rivaux comme l'Anglais Richard Williams engagent les anciens animateurs de l'oncle Walt pour retrouver tout le fini de l'animation du cru antique, devenue encore plus précieuse depuis l'invasion à la télévision des séries stéréotypées venues du Japon (et d'ailleurs) affadir la plastique de l'image par image. À la longue, et malgré ses périodes de moindre inspiration, Disney s'affirme comme un créateur irrempla¿cable, un géant incontesté de l'art cinématographique tout entier.