La jeune cinéaste chilienne de 37 ans signe avec Mis Hermanos un film de prison et sonde la détresse de la jeunesse de son pays. Entretien.
"« L’histoire qui va suivre est inspirée de faits réels", disent en substance les premiers mots du film. Pourtant rien à l’image ne semble promettre autre chose qu’une forme d’apaisement détaché d’un réel foudroyé. Deux jeunes garçons, que l’on ne sait pas encore être des frères, parlent de foot sur un coin d’herbe. Il y a de la légèreté et des sourires dans l’air avant que la caméra dans un lent mouvement arrière ne dévoile un haut mur d’enceinte renvoyant les deux êtres à leur condition de détenus. Mis Hermanos, "mes frères" en v.f,, s’inspire d’une mutinerie tragique survenue en 2007 dans un des nombreux centres de détention pour mineurs du Chili. Les conditions dans ces prisons y sont particulièrement dures. Outre la violence qui y règne, l’isolement de ces adolescents les rendent invisibles aux yeux de la société. Rencontrée à Paris, la jeune réalisatrice chilienne de 37 ans, Claudia Huaiquimilla évoque la réalité qui se cache derrière ce long-métrage découvert au Festival de Locarno en 2021.
Bien que le scénario s’inspire d’un drame survenu en 2007, votre long-métrage ne s’inscrit pas pour autant dans le passé, fusse-t-il récent...
Claudia Huaiquimilla : Si la tragédie de 2007 a, en effet, servi de point de départ, le scénario s’est bâti sur la base de témoignages récoltés sur près de dix ans d’enquête auprès de jeunes prisonniers retenus dans les centres de détention pour mineurs. Ce qui se dégage est l’absence d’évolutions notables de leur condition en plus d’une décennie. A travers ces récits, il n’est pas tant question du sort de quelques prisonniers que de toute la jeunesse chilienne dans sa globalité. Une jeunesse confrontée à une violence institutionnelle qui les empêche de s’exprimer, de se développer, d’envisager l’avenir.
La plupart des films chiliens visibles dans les grands festivals internationaux, prend pour contexte les années de dictature de Pinochet. Dès lors, le contemporain est occulté... Avez-vous cette même perception ?
C’est vrai et les choses sont en train de bouger. La jeunesse chilienne n’a pas conscience des conséquences directes des années de dictature dans la société actuelle. Pourtant certaines décisions politiques et économiques en découlent. Il n’y a qu’à voir notre constitution qui reste liée à ces années noires... Le deuil de cette sombre période n’a tout simplement pas été fait, des blessures restent ouvertes. On peut espérer que les nouvelles générations vont demander des comptes, faire parler les silences. Les manifestations qui ont embrasé le Chili à partir de 2019 sont les prémisses de ce réveil. On sent que le système actuel est à bout de souffle. Malgré ces dynamiques, une peur viscérale bloque les choses. C’est très frustrant. Nous, artistes, avons un rôle à jouer. Nous devons donner la parole à celles et ceux que l’on n’entend pas.
La fin du film assume sa part tragique et semble anéantir tout espoir de révolte. N’est-ce pas contradictoire ?
Tragique sans être chaotique. Il fallait montrer que le soulèvement n’était pas l’œuvre de jeunes déséquilibrés mais d’êtres humains qui revendiquaient juste du respect. Leurs actions sont porteuses de sens. C’est un appel à l’aide, ils sont prêts à donner leur vie pour que le monde extérieur les entende. Mon intention était de perpétuer la mémoire de ces adolescents décédés en 2007. Le mémorial qui jouxte le mur de la prison où a eu lieu ce drame voit leurs visages sur les photos s’effacer peu à peu. Mon film redonne une réalité à ces garçons. Sans mémoire, on ne peut rien réparer.
Quel a été l’accueil du film au Chili ?
Mis Hermanos est sorti en 2021 dès que les salles ont pu rouvrir après la pandémie. Il fallait à tout prix que les chiliens puissent le voir avant l’ouverture des débats autour de la réforme de la constitution. Dans ces débats ont été en effet directement discutés le droit des enfants. Mon film a libéré la parole. De nombreux spectateurs se sont exprimés, ont partagé leur expérience... L’idée avec ce film était aussi de représenter à l’écran les membres des classes populaires très peu représentées dans notre cinéma. Je rends à ces jeunes héros leur dignité, ce ne sont pas seulement de statistiques. Faire du cinéma au Chili est un privilège. Peu de personnes ont les moyens de se payer une formation. C’est pour cela que la majorité des cinéastes viennent des classes sociales les plus élevées de la société. Leurs films offrent le plus souvent un regard surplombant sur les plus pauvres. Heureusement, un vent nouveau souffle. Voyez les récents Les Colons de Felipe Gálvez Heberle ou Chili 1976 de Manuela Martelli. Ils évoquent certes le passé mais avec une conscience aigue du présent et tiennent compte de la diversité de notre population...
A quelle couche de la société appartenez-vous ?
Je ne fais pas partie de la classe dominante. Qui plus est, je suis issue d’une communauté autochtone, les Mapuche, cela rajoute une couche à ce racisme de classe que j’évoquais. J’ai heureusement pu bénéficier d’un prêt étudiant et ainsi d’accéder à une formation adaptée. Ce système a permis une diversité des points de vue. Si ces prêts sont vertueux, leurs remboursements sont difficiles à supporter et beaucoup d’étudiants passent ainsi leur vie à essayer de les honorer. Au Chili l’éducation n’est pas un droit, c’est un marché. L’une des revendications des manifestions de 2019 était justement d’alléger ces dettes qui enchainent littéralement les plus démunis.
Mis Hermanos s’inscrit dans un genre précis, le film de prison. Y avait-il des pièges à surmonter ?
Le premier objectif était d’éviter toutes les références à ces films qui pullulent en Amérique Latine bardés de clichés, perpétuant une vision misérabiliste de la société. Je voyais plus mon film comme un coming of age movie. Oui, il y a l’enfermement mais c’est juste un contexte, pas le sujet du film. Le fait de commencer mon film avec un plan serré de deux adolescents lambdas qui discutent était justement une façon de placer l’individu au centre. La caméra peut ensuite élargir le cadre et dévoiler leur situation de prisonniers. Je travaillais constamment l’opposition entre la froideur du lieu et la chaleur des rapports entre les individus.
Votre mise en scène s’est donc en partie construite en opposition aux clichés ?
Les plateformes ont créé des standards capitalisant sur la souffrance des classes populaires, frisant la pornographie. En Amérique latine c’est particulièrement visible avec la façon dont le narcotrafic est raconté de façon pop et sexy occultant la réalité, ses ravages auprès de la jeunesse. Je m’inscris en porte-à-faux. Je préfère me référer au cinéma des Dardenne, par exemple, centré justement sur l’humain. Tout chez eux part de l’intimité, c’est à travers elle que la complexité du monde peut surgir. On peut alors ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure. En Amérique latine, il y a de plus en plus de femmes réalisatrices qui partagent cette lecture des choses. C’est bon pour l’avenir. Il y a tant de douleurs à réparer.
Mis Hermanos. De Claudia Huaiquimilla. Avec : Iván Cáceres, Cesar Herrera, Paulina García... Durée : 1h25. En salles
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