Bilan quotidien de la 15ème édition du festival du film francophone d’Angoulême
Le film du jour : De grandes espérances de Sylvain Desclous
Changer la vie. Changer le monde. Tout juste diplômés de Sciences Po, en course pour le concours de l’ENA, Madeleine et Antoine, en couple, en ont l’envie chevillée au corps et au cœur. Mais ce temps des espérances va venir se fracasser sur une altercation qui tourne au drame sur une petite route déserte corse avec un habitant du cru, furieux de s’être fait klaxonner et insulter. Sylvain Desclous aime et connaît la politique et ses coulisses. Il l’a prouvé cette année avec son excellent documentaire, La Campagne de France, racontant les coulisses de l’élection municipale de 2020 dans le village de son enfance. Il le confirme ici dans sa manière de camper les situations, de trouver des échos dans l’histoire récente de la gauche (les batailles autour de la loi Travail qui ont fait vaciller le PS, l’enterrement d’Henri Emmanuelli qui avait réuni le temps du recueillement tous les membres de cette gauche irréconciliable) de ne pas chercher à simplifier les dialogues, de ne pas faire l’économie du jargon, préférant le réalisme des situations à une pédagogie scolaire. Mais De Grandes espérances transcende le cadre du film politique. A travers le suspense de savoir si le couple – que ce drame va faire imploser – va voir un jour la vérité sur leur acte ressurgir. Et la manière dont cela va impacter leurs vies de conseillers politiques au service respectif du ministre du Travail en exercice (campé par... Thomas Thévenoud, l'éphémère Secrétaire d'Etat chargé du Commerce extérieur du gouvernement Valls, rendu célèbre par sa phobie administrative !) et une ex- ministre aspirant à le redevenir (Emmanuelle Bercot, impeccable). Jusqu’où aller pour faire triompher ses idées ? A travers le personnage passionnant de Madeleine qui rêve de mettre à mal le capitalisme triomphant par des marqueurs de gauche puissants (les salaires ne pouvant aller au- delà d’un ratio d’un à vingt dans les entreprises), De grandes espérances raconte comment, passé un certain seuil, tous les coups peuvent être permis. Desclous ne questionne pas la notion de morale, il pousse à fond les curseurs d’une logique machiavélique, porté par un duo d’acteurs brillant dans les nuances qu’exigent leurs personnages, Rebecca Marder et Benjamin Lavernhe qui font oublier ici et là quelques rebondissements un peu trop capillotractés mais sans conséquence sur la tension qui traverse le film de part en part, sans trou d’air.
La révélation du jour : Stéphanie Blanchoud dans La Ligne
Le nouveau film d’Ursula Meier – dix ans après L’Enfant d’en haut – s’appelle La Ligne mais aurait pu être sous- titré « Le Fil ». Ce fil sur lequel évoluent ses personnages au bord de la crise de nerfs qui surgit brutalement lors d’une ouverture aussi choc que magistrale où, dès lors, on se dit que dans cette famille que va scruter la réalisatrice, tout peut arriver. Celle qui met le feu aux poudres s’appelle Margaret. Après avoir agressé violemment sa mère, elle se voit interdite, avant son jugement, de rentrer en contact avec elle et d’approcher à moins de 100 mètres de la maison familiale. Ce qui ne fera évidemment qu’exacerber son désir de se rapprocher d’eux et de franchir cette frontière symbolisée par une ligne au sol. Margaret est incarnée par Stéphanie Blanchoud, une comédienne que connaissent les habitués de la série Ennemi public mais qui n’avait jusqu’ici tenu que des petits rôles sur grand écran (La Vanité de Lionel Baier, Je suis un soldat de Laurent Larivière) et qui a co- écrit le scénario de La Ligne avec Ursula Meier, qu’elle a rencontrée en 2018 sur le téléfilm Journal de ma tête. « Avec Ursula, on a eu l’envie d’écrire toutes les deux sur un personnage féminin- masculin. Elle m’avait découverte dans un seule en scène largement autobiographique, Je suis un poids plume, qui parlait de ma découverte de la boxe, suite à un mouvement de ma vie un peu douloureux. D’où le désir de développer un récit autour d’un personnage féminin violent et des réactions que cela suscite chez les autres, alors que, dans les mêmes situations, un homme violent serait perçu différemment. » Puis, pour s’approprier le rôle, Stéphanie Blanchoud a laissé la réalisatrice se réapproprier le scénario dans la dernière ligne droite d’écriture. Le résultat est saisissant, déstabilisant, d’une intensité qui ne se dément jamais au fil de ses 103 minutes. Et pour jouer cette tension et cette violence- là, sans tomber dans le surjeu où à l’inverse se freiner par peur d’aller trop loin, il faut des comédiennes de haut vol. Et à l’instar de ses partenaires Valeria Bruni- Tedeschi ou encore India Hair, Stéphanie Blanchoud (dont on peut aussi admirer les talents de chanteuse) en est une. Sa composition nous hante longtemps après être sorti de la salle
La réalisatrice du jour : Maryam Touzani avec Le Bleu du caftan
Dernier jour de la compétition avant que le jury d’André Dussollier ne délivre son verdict et dernière occasion d’admirer le deuxième long métrage de Maryam Touzani (passé par la case cannoise d’Un Certain Regard) qui confirme la belle impression laissée par Adam, brûlot féministe célébrant la sororité contre la condition aliénante des femmes dans la société patriarcale marocaine. Toujours co- écrit avec Nabil Ayouch (Much loved) qui partage sa vie, la réalisatrice dépeint cette fois- ci un triangle d’amours contrariées et impossibles à vivre en pleine lumière. Halim (Saleh Bakri, bouleversant) est marié depuis longtemps à Mina (Lubna Azabal, lumineuse, que Maryam Touzani retrouve après Adam) et ils sont les propriétaires d’une petite boutique de caftans dans la médina de Salé au Maroc. Halim aime profondément Mina mais son désir le porte ailleurs, vers les hommes. Et l’arrivée d’un jeune apprenti dans leur magasin va forcément modifier cet équilibre précaire, déjà mis à mal par le cancer de Mina. Il suffit de quelques scènes à Maryam Touzani pour poser ses personnages et le contexte de son histoire. Et son immense talent est de ne jamais emmener le récit pile où on l’attend, sans pour autant avoir l’obsession de surprendre. Elle filme le désir rentré, l’amour impossible, la passion prête à rejaillir comme le feu de ces volcans qu’on croyait trop vieux que chantait Brel avec une sensualité fascinante. Dans son cinéma, les regards, les corps, les gestes empêchés comptent plus que les mots. Tout est subtil et d’autant plus bouleversant que rien n’est ici jamais forcé, alors que tout sur le papier pourrait flirter dangereusement avec le mélo lacrymal pénible. Qu’elle reçoive un prix ici n’aurait rien de surprenant.
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