Films indépendants, industrie du sexe et plateformes de streaming : rencontre avec le réalisateur Sean Baker.
Après Tangerine et The Florida Project, Sean Baker revient avec le flamboyant Red Rocket, comédie plus sombre qu'elle n'en a l'air et qui raconte la trajectoire de Mikey Saber (l'impressionnant Simon Rex), acteur porno déchu et fauché qui revient dans son Texas natal pour habiter chez son ex-femme et sa belle-mère. En plein Cannes 2021 - où Red Rocket était en Sélection officielle -, on rencontrait le réalisateur sur une terrasse du Palais des festivals.
Red Rocket fonctionne un peu comme un tour de magie : on y suit un type qui est au fond une ordure mais impossible de ne pas le trouver sincèrement charmant...
Ah, ça me fait plaisir que vous me disiez ça ! Disons que The Florida Project, mon précédent film, était plus limpide dans son propos que Red Rocket, qui est volontairement dans une zone grise. Mais c’est là que le cinéma est le plus intéressant, non ? C'est compliqué de ne pas rire en observant Mikey. C'est un narcissique qui n'a pas conscience de l'être. Il a quelque chose d'enfantin, et tout l'enjeu pour moi était d'appuyer dessus pour permettre au spectateur de se mettre en empathie avec lui.
Et Simon Baker est...
(Il nous coupe) Démentiel. J’ai un oeil sur lui depuis le début des années 90. J’ai toujours trouvé qu’il avait un immense potentiel comique. Je l’ai suivi quand il a commencé à avoir des rôles dans des films et il me faisait fait hurler de rire avec ses vidéos en six secondes sur Vine. Et un jour, je tombe sur Bodied, de Joseph Kahn, qui se déroule dans l’univers des battles de rap. Ça m’a sauté aux yeux : il était prêt pour se lancer dans un rôle dramatique. Quand j’ai voulu faire Red Rocket, ma femme m’a rappelé qu’il serait parfait pour jouer Mickey. Le Covid venait de commencer, on devait tourner vite. Je l’ai appelé, il m’a dit : « J’ai le cul vissé à Joshua Tree, rien à faire, le rôle a l’air super. J’arrive ».
Puis le film s'est fait dans l'urgence.
Je bossais sur un tout autre film depuis trois ans, on allait poser nos caméras à Vancouver et là, boom, le Covid et le confinement ! Les frontières sont fermées, tout tombe à l’eau. Mais j’ai dans un coin de la tête l’idée de Red Rocket, un projet à moindre budget avec un petit casting, faisable malgré les contraintes sanitaires. Ce film est donc un peu né par accident. Le projet, c’était de parler de l’industrie du sexe à travers un personnage moralement ambigu, mais qui est tellement sympathique qu’on ne peut que s’attacher à lui. Aux États-Unis, on est très en retard sur la façon dont on traite les travailleurs et les travailleuses du sexe. Certains pensent qu’ils sont l’expression de la liberté, d’autres trouvent que c’est de l’exploitation patriarcale. La vérité est sûrement au milieu, donc il fallait montrer les deux côtés.
Il n'y a que trois films américains dans la sélection cannoise cette année. Qu'est-ce que ça dit de l'état du cinéma indépendant de votre pays ?
Que c'est compliqué et qu'évidemment, le Covid a été une sacrée épine dans le pied. Mais je reste profondément optimiste : je déteste quand j’entends dire que le cinéma est mort, qu’il n’y a plus d’auteurs, que c’est la dernière génération de vrais cinéastes… C'est des conneries tout ça. Par contre ce qui m’inquiète, c’est que désormais l’argent se trouve à la télévision. Des réalisateurs que j’aime de tout mon coeur - je ne donnerai pas de noms - vont tourner des séries ou des mini-séries parce qu’ils n’ont pas le choix. Il faut bien vivre, donner à manger ses enfants… Je comprends et j’aurais certainement un tout autre regard si j’avais des mômes. Mais ça me rend tellement triste... Moi, ce que je veux voir, ce sont les films de ces cinéastes ! Ce qu’ils font avec ces formats longs ne m’intéresse pas beaucoup, c’est d’ailleurs rare qu’une série m’attire. Qu’est-ce qu’on peut accomplir juste le temps d’un film ? C’est cette question qui m'anime. Donc je suis optimiste, et en même temps pratiquement à chaque fois que je parle à un réalisateur, il me dit qu’il va tourner une série pour HBO… (Rires.)
Mais c’est aussi parce que certains sont fatigués de se battre pour financer des films indépendants. Ça doit user à la longue, non ?
Ah mais complètement. Pour autant, il y a eu une révolution ces dernières années : on a l’iPhone. On peut faire des films pour pratiquement rien. Et ceux qui disent le contraire mentent. En plus le numérique a fait des progrès pas croyables. Sur Red Rocket, on a dû s’en servir un peu pour les scènes de nuit. On n’arrivait pas à avoir ce qu’on voulait sur pellicule. Alors on a beaucoup trafiqué l’image et très honnêtement, personne ne remarque que ce n’est pas de la pellicule. Et si on peut faire ça, franchement, il n’y a pas d’excuse pour ne pas aller tourner son petit film indé.
C’est un peu plus compliqué que ça, non ? Évidemment, l’iPhone est un outil précieux, mais il faut quand même lui ajouter pas mal d’accessoires coûteux et de lentilles spéciales pour arriver à produire quelque chose de correct visuellement. Ce que vous aviez d'ailleurs fait en tournant Tangerine.
Mais non, ce n'est pas du tout obligatoire ! Vous vous souvenez du Dogme95 ? C’était des cassettes mini DV. Ils n’avaient pas de lentilles spéciales. Ils allumaient juste la caméra et parfois l’audio était même capté par le micro embarqué.
Donc c’est que les réalisateurs en herbe n’osent pas utiliser la technologie de façon plus brute, plus spontanée ?
On a toujours l’impression qu’il faut plus, mais c’est une illusion. J’ai un ami qui m’a dit au début des années 90 qu’il n’allait pas réaliser de film avant d’avoir un budget de plusieurs millions de dollars à sa disposition. Et devinez quoi ? Il a la cinquantaine et il n’a toujours pas fait de film. J’ai envie de dire aux jeunes réalisateurs d’y aller, de ne pas attendre désespérément d’être financés. Si au bout de deux mois personne ne vous donne de l’argent pour votre projet, allez-y, faites-le avec les moyens du bord. La mayonnaise peut mettre du temps à prendre, mais vous aurez la reconnaissance que vous méritez si votre travail est bon.
Est-ce que les plateformes de streaming ont facilité les choses pour les réalisateurs indépendants ?
C’est bon pour la visibilité. Mais ça a aussi pas mal de désavantages. Quand un film ne sort que sur une plateforme ou en même temps qu’au cinéma, ça dessert à la fois le film et le réalisateur.
C'est-à-dire ?
Ça n’a pas l’impact d’un film exclusivement sorti en salle. Le truc du day and date [sortie simultanée au cinéma et sur plateformes ou en VOD], je ne pige pas. Ça n’a aucun sens. On pourrait très bien exploiter un film au cinéma pendant six semaines ou trois mois pour ceux que ça intéresse. Il s'agit de respecter l’oeuvre et les cinéphiles. Et dommage pour ceux qui n’ont pas envie de venir en salle. Qui en a quelque chose à faire qu’ils doivent attendre un peu ? La question de la disponibilité en VOD ou en streaming ne doit se poser qu’après coup. Je sais que j’ai l’air d’un dinosaure en disant ça, mais il n’y a aucune raison pour ne pas présenter son travail dans un bel écrin.
Il y a quand même des films qui ne verraient jamais le jour sans les plateformes. Je pense notamment à Malcolm & Marie, impossible que ça sorte au cinéma.
C’est 100 % vrai. C’est bien pour ça que je dis qu’il y a aussi du bon dans le fait que Netflix offre autant d’argent à de jeunes réalisateurs. C’est incroyable. Mais si moi je ne fais pas, c’est que je veux garder les droits de mes films. Je ne veux pas les donner à qui que ce soit. Et donc je choisis consciemment de ne pas faire de film à 100 millions de dollars parce que je perdrais le contrôle.
Red Rocket, actuellement au cinéma.
Commentaires