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Sean Baker nous donne son mode d'emploi.

Ultrabuzzé avec le dernier festival de Sundance, Tangerine réinvente le mythe de Cendrillon dans le milieu des prostituées trans de Los Angeles. Son réalisateur, Sean Baker, raconte un tournage guérilla et défend sa vision du cinéma. Sans argent, mais avec un regard.

1. CUSTOMISER SON TÉLÉPHONE

« Avec mon budget très limité, j’aurais pu tourner avec un appareil photo type reflex numérique, mais je n’aime pas trop l’esthétique “documentaire” qui en résulte. J’ai donc ajouté un adaptateur anamorphique à mon iPhone 5. C’est minuscule, la taille d’une boîte d’allumettes, mais ça permet de tourner en format Scope. Comme un western, ce qui est logique puisque Los Angeles, c’est l’Ouest authentique. Ça nous autorisait à filmer la ville avec un angle très large. En particulier les lignes électriques, très belles. J’ai voulu élever à un niveau cinématographique des images captées par un téléphone. »

2. S’INFILTRER DANS UNE SOUS-CULTURE

« Les actrices ne prenaient pas vraiment l’iPhone au sérieux. Elles avaient l’impression de faire des selfies toute la journée. C’est Mya Taylor (une trans afro-américaine de L.A. qui joue le rôle d’une prostituée), rencontrée au centre LGBT à Hollywood, qui m’a incité à filmer ce quartier où règnent le trafic de drogue et la prostitution. Mon coscénariste s’est fait voler son portefeuille dès le premier jour de tournage. Donc on était un peu paranos. C’est pourquoi le film est si speed, à l’image des effets de la crystal meth, la drogue qui circule dans le coin. »

3. VOLER DES MOMENTS DANS LA RUE

« Le smartphone n’était jamais caché, mais personne ne le remarquait. Dans le film, il y a une scène dans un bus où les deux héroïnes se battent violemment, ce qui a fait peur à un type qui ne faisait pas partie de l’équipe. C’était juste un passager. Il a regardé par-dessus son épaule, l’air horrifié, sans comprendre qu’il s’agissait d’un tournage. Du coup, “cut !”, j’ai arrêté de filmer pour le prévenir : “Monsieur tout va bien, c’est de la comédie !” Il n’a pas eu le temps d’appeler la police, mais le chauffeur de bus, si. On s’est fait sermonner comme des gamins. »

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4. TOURNER SANS AUTORISATION

« Nous n’avions de permis ni pour le bus ni pour le métro. Cela ne rassure pas les producteurs, mais les gens font ça en permanence, en particulier dans le métro new-yorkais. Le danger, quand vous tournez des moments façon “caméra cachée”, c’est que certaines personnes s’en rendent compte et qu’on doive évacuer tout le monde... Un type nous a même demandé 400 dollars, mais on ne pouvait pas se le permettre donc on a jeté la prise. C’est un risque à prendre. Mais un risque positif, car au final on capte la vie de la rue de manière bien plus forte qu’en dépensant des millions de dollars pour la reconstituer en studio. »

5. MALGRÉ LE MICROBUDGET, PRÉVOIR QUELQUES BILLETS

« À un moment, l’une des prostituées balance à une autre : “Regarde celle-là, on dirait qu’elle est enceinte de trois mois.” C’était une vanne improvisée, comme les nombreux “bitch” spontanés du film. On devait avancer vite : après tout, on les dérangeait alors qu’elles étaient en train de travailler ! Elles n’avaient pas de temps pour nous. On leur a donné de l’argent, mais elles auraient gagné plus avec quelques passes. Je me suis senti vivant pendant cette séquence, tout allait vite et dans la direction que je voulais. En ce sens, les contraintes financières ont été un vrai moteur créatif. »

6. FAIRE UN FILM FUN

« Il fallait que le film plaise aux filles qui jouent dedans. Je ne voulais pas les ennuyer. Tangerine est drôle car l’humour est omni- présent chez elles. Leur quotidien est si âpre et si violent qu’elles n’arrêtent pas de déconner pour décompresser. C’était marrant de traîner ensemble. Des amies prostituées de Kiki (Kitana Kiki Rodriguez, qui joue Sin-Dee, l’héroïne trans du film) faisaient par exemple des blagues à table sur le fait qu’elles étaient séropositives (Il prend une voix efféminée.) : “Je suis une personne très positive.” Ces femmes rient pour oublier la mort. »

Tangerine de Sean Baker sort aujourd'hui dans les salles.