Le scénariste de Citizen Kane était un génie autodestructeur que l’histoire a injustement oublié. Portrait.
On se pose de nombreuses questions après le visionnage de Mank, ce grand film fétichiste et secret qui n’a pas fini de nourrir nos réflexions. La principale interrogation concerne Herman Mankiewicz dont les Fincher père et fils livrent une vision tout à fait subjective, nourrie par leur désir conjugué de remettre à sa juste place l’auteur de Citizen Kane et de faire descendre d’un cran son réalisateur, Orson Welles. Dans la réalité, “Mank” était-il cette figure mondaine incontournable des années 20-30 ? Ce génie de l’écriture incompris ? À peu de choses près, oui. Sauf qu’il est difficile d’évaluer son réel apport à l’âge d’or d’Hollywood dans la mesure où il n’est crédité sur aucun très grand film, à l’exception de Citizen Kane. Tentons néanmoins.
Mank est un film obsessionnel et passionnant [critique]Né le 7 novembre 1897 à New York, Herman précède dans ce monde sa sœur Erna (1901) et son frère Joseph Leo (1909). Surdoué, il sort diplômé de la prestigieuse université de Columbia à 19 ans, rejoint l’armée, fait la guerre en Europe, puis devient correspondant du Chicago Tribune à Berlin à partir de 1920. De retour aux États-Unis en 1922, il écrit pour Vanity Fair, le New York Times et le New Yorker. Sa plume est brillante, il est remarqué ; et finit par avoir son rond de serviette à La Table Ronde de l’Algonquin, un club privé des intellos de la Cote Est où se pressent les dramaturges Noel Coward et George S. Kaufman, le compositeur Irving Berlin, la poétesse Dorothy Parker ou encore Harpo Marx. Herman Mankiewicz est désormais un nom qui compte au point de susciter l’intérêt de l’éminent producteur de la Paramount Walter Wanger qui l’attire en Californie en 1926. Une nouvelle vie commence.
Comme l’a bien montré Barton Fink des frères Coen, le quotidien des scribouillards à Hollywood génère frustration et colère malgré les dollars qui s’amoncèlent dans leurs poches. L’historienne et critique Pauline Kael a rapporté qu’entre 1927 et 1928, Mank aurait écrit les cartons explicatifs d’une grosse vingtaine de films muets ! Déjà porté sur la bouteille, il s’enivre de plus en plus avec ses prestigieux collègues, Ben Hecht en tête, le futur scénariste de prédilection de Lubitsch et d’Hitchcock. Script doctor avant l’invention du terme, Mank retouche tout ce qu’on lui donne (sans être crédité la plupart du temps), définissant de façon informelle un style qui lui ressemble, pétillant, vif, sarcastique, qui va essaimer. Mank est partout (il est derrière l’explosion des Marx Brothers à la Paramount) et nulle part à la fois. Méprisé par les studios pour sa désinvolture (il arrive en retard au boulot ou bourré, cumule les dettes de jeu), il est recherché pour ses intuitions. C’est lui, par exemple, qui a l’idée fulgurante pour Le Magicien d’Oz (1939) de Victor Fleming de filmer le monde imaginaire de l’héroïne en couleur. Non crédité, évidemment.
Mank de David Fincher commence en 1939 après un accident de voiture qu’Herman a eu au Nouveau-Mexique et qui va le forcer à l’immobilité, le temps de rééduquer sa jambe cassée. C’est dans ce contexte particulier qu’il est contacté par Orson Welles pour écrire incognito (no credit !) ce qui deviendra Citizen Kane, l’un des films les plus influents de l’histoire du cinéma dans lequel il règle férocement son compte aux puissants. Conscient du chef d’œuvre qu’il a écrit et déterminé à déboulonner de son piédestal le magnat Randolph Hearst (inspiration de Kane), Mank, avec le soutien de la Writers Guild, se battra contre Welles pour être mentionné au générique. En 1942, il obtiendra ainsi, conjointement avec Welles, l’Oscar pour le scénario de Citizen Kane. Son bâton de maréchal, acquis de haute lutte. L’acmé d’une carrière foisonnante et inégale.
Pourquoi Citizen Kane est un classique parmi les classiquesLa suite est une longue déchéance, jusqu’à sa mort en 1953 des suites de son alcoolisme. Dans l’intervalle, il aura assisté à la montée en puissance de son petit frère qu’il a fait rentrer à la Paramount en 1929 et qui alignera les chefs d'oeuvre à partir des années 40 (L'aventure de madame Muir, Eve, La comtesse aux pieds nus, Cléopâtre...). Reconnaissant, Joseph épongera les dettes de son aîné du mieux qu’il peut ; protecteur jusqu’au bout, Herman préviendra de son côté son cadet de la cabale montée contre lui par Cecil B. DeMille et les maccarthystes pour prendre la tête de l’influente Screen Director Guild alors dirigée par Joe -qui sauvera sa tête avec le concours de John Ford. Un film reste à faire sur cette relation fraternelle complexe, esquissée par Mank.
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