Rencontre avec un acteur discret qui parvient à faire de l'ombre à Tom Hanks dans le film de Steven Spielberg.
"Would it help ?" La plus belle réplique de l'année est prononcée dans Le Pont des espions par la taupe russe Rudolf Abel, à chaque fois qu'on l'interroge, qu'on lui demande de lutter, de se battre, d'hurler, d'avouer -et à chaque fois la même réponse : "would it help ?" Est-ce que ça va changer quelque chose ? C'est Mark Rylance qui joue Abel avec une justesse et un stoïcisme désarmants face à la droiture de Tom Hanks, avocat héroïque. Hanks est superbe mais on se dit au fond que c'est Rylance le héros underdog du dernier Spielberg. Mark qui ? Si vous connaissez son nom c'est, au choix : que vous êtes familier du théâtre londonien contemporain (et vous avez bien de la chance), ou que vous avez vu Gunman avec Sean Penn (tant pis), ou que vous faites partie des rares Français à avoir mater la série télé historico-ronflante Wolf Hall (avec Damian Lewis en Henry VIII) ou encore -plus plausible- que vous vous rappelez Intimité de Patrice Chéreau il y a quatorze ans. C'est finalement loin du cinéma que Mark se plaît, car on l'a rencontré un jour de pluie dans les coulisses d'un théâtre du West End où il répétait.
Vous êtes très rare au cinéma. En fait, votre rôle le plus connu, c'est Intimité....
Oh, oui, pauvre Patrice... Je ne savais pas qu'il était malade (NDLR : Patrice Chéreau est mort en 2013). Quand on a tourné Intimité, il luttait pour arrêter de fumer. Pourtant je crois que le cancer est plus question de sucre que de tabac. Bref.
Comment avez-vous découvert le cinéma ?
Mon père était enseignant et il montrait des films à ses élèves avec un projecteur. J'ai étudié la littérature anglaise et nous devions aussi faire des "fiches de lecture" sur des films, des classiques. J'allais au cinéma deux-trois fois chaque week-end -j'ai été élevé près de Chicago, et il y avait beaucoup de salles de cinéma. C'était très excitant d'y aller pendant ma jeunesse, les années 70.
Quel genre de films alliez-vous voir ?
Je me rappelle surtout du cinéma japonais. Kurosawa par-dessus tout. Des films russes. J'ai toujours été plus attiré par le cinéma étranger que par le cinéma américain. Janusz Kaminski, le chef opérateur de Spielberg, m'a conseillé Mommy de Xavier Dolan sur le tournage. Je l'ai vu, c'est fantastique.
J'ai lu que Spielberg vous avait engagé en vous voyant jouer à Broadway.
Oui, on avait monté La Nuit des rois où tous les rôles étaient tenus par des hommes. Je jouais Olivia. Mais il me connaissait avant, en fait : son fils, qui veut être acteur, a vu une vidéo de moi sur Youtube où je parle du métier.
C'est amusant, parce qu'un des thèmes de La Nuit des rois, c'est le déguisement...
Oui. Se déguiser. Spielberg a dû se dire que s'il savait jouer une femme il ferait un espion parfait. (rires)
Un des trucs qui me fascine dans Le Pont des espions c'est votre visage. Comment avez-vous trouvé le visage de Rudolf ?
Ah oui ? Pourtant pour moi la clef du personnage était sa démarche. J'ai trouvé sur Internet une vidéo qui montrait le vrai Abel en train d'être sorti d'une cellule. (il se lève, va dans un coin de la pièce) Ses bras étaient très en avant de son corps, et sa tête était très figée, pas comme la mienne, elle reste dans l'axe. Mais Abel était maigre, très maigre, beaucoup plus que moi. Je vous montre. (Il marche comme Rudolf) Avec son costume et son chapeau, et sa phrase "Would it help ?", le personnage est tout entier là. Tout se tient. Il est un peu un espion dans le sens le plus strict, discret, renfermé, mystérieux... Les gens qui l'ont côtoyé quand il était sous sa couverture de peintre ont vraiment été choqués, traumatisés même, par la révélation de son rôle. Il fréquentait des artistes dans la dèche, je crois que ça correspondait avec sa vision des Etats-Unis qui laissaient des gens sur le carreau, pas comme l'URSS... Il était très lié avec un jeune peintre juif qui a écrit un livre sur lui, dont je me suis inspiré. L'avantage, c'est que Rudolf Abel n'est ni Lee Harvey Oswald ni Charles de Gaulle. Personne n'attend rien de votre performance. Vous avez une large zone de création, de liberté. Tous les Américains connaissent Gary Powers, mais pas Abel. Ca participe du personnage. Il avait l'accent écossais, paraît-il, sa nounou était écossaise... Au fond Abel me fait penser au film Vivre de Kurosawa. Avec un fonctionnaire atteint d'une maladie incurable. Ou cette légende indienne où celui qui a les qualités de roi se trouve être un membre de la caste inférieure.
Et que faisait Abel aux Etats-Unis ?
Personne ne sait. Les Américains disent qu'il avait le grade de colonel. C'est un espion russe qui l'a balancé et qui a dit ça. On pense qu'il était simplement un opérateur radio, mais on ne sait pas au juste ce qu'il faisait. En Russie, il est par contre très respecté. Et Spielberg, je crois, lui rend bien hommage dans ce film.
Voyez-vous quelque chose de shakespearien dans Rudolf ?
Pas vraiment. Il y a bien des personnages doubles, déguisés chez Shakespeare, mais pas d'espion à proprement parler. Même Iago : c'est un fourbe mais pas un espion. Abel est un nouveau type de personnage pour moi. Ce qui s’en rapproche le plus est quand j’ai joué dans un téléfilm de 2005 David Kelly un inspecteur de l'ONU, un lanceur d'alerte qui s'est suicidé après avoir alerté l'opinion publique sur les mensonges de la guerre en Irak.
Pour revenir à Would it help ?, j'ai l'impression que ça pourrait être la devise du film. Il pourrait être plus rapide, comporter plus d'action, de rebondissements. Et on imagine très bien Spielberg répondre Would it help ? Si on lui demande de rajouter une scène de baston, par exemple.
Ahah ! C'est vrai que le film est plutôt fait de conversations policées dans des petites pièces, et qu'il n'y a au fond pas besoin de grosses explosions pour créer du drame. Ca permet aux éléments d'action de ressortir avec encore plus de force -comme la fusillade dans les fenêtres de la maison de Donovan.
Vous êtes très rare au cinéma, donc, et Spielberg a réussi à vous embaucher dans Le Pont des espions puis tout de suite après dans Le Bon gros géant (sortie en juillet 2016). C'était ça le deal ? Deux films d'un coup ?
Il est venu me voir dès la première semaine de tournage. "Je veux que tu lises un script"... En fait il voulait que je joue le Géant. Mais il savait que je devais tourner un autre film pendant la même période, mais qu'ils n'avaient pas d'argent. C'était réalisé par un Français, d'ailleurs. Je n'avais jamais lu le livre de Roald Dahl. Le film français se casse la figure, et donc j'accepte l'offre de Steven.
Comment avez-vous joué le Géant ?
C'est en performance capture, donc j'ai passé mon temps dans une combinaison couverte de capteurs. Mon personnage n'existe que dans un ordinateur, pas dans une caméra. C'est amusant, je me suis rendu compte pendant le tournage à quel point la caméra me manquait. Le cadre me manquait. Ne pas sentir la concentration de l'équipe sur la caméra et ce qu'elle capte. Toute l'énergie contenue dans ce mot, "action"... Tout ça est très utile pour un acteur. Tourner. Shoot it. En performance capture, je trouve que tu perds tout ça. Steven pouvait mettre la caméra où il voulait, à l'infini, sous la table, sur ma main. Pas de plateau, pas de costume, pas d'accessoires, le réalisateur peut même être assis à côté de toi. Tu dois alors trouver ton espace à toi, ce n'est pas évident. Le bon côté, c'est qu'il n'y a pas de limites à respecter, pas d'éclairage et tu peux essayer des choses à chaque prise. Ca ressemble à des répétitions de théâtre, quand tu n'as ni costumes ni scène et que tu fais ce que tu veux, à la recherche de ton rôle. Je n'ai pas encore vu le résultat. Je n'étais pas là pour tourner les scènes avec la petite Sophie, c'est leur boulot de mixer mes scènes et les siennes.
Vous avez quand même apprécié l'expérience, avec le recul ?
Oui. Mais je ne suis pas sûr de vouloir le refaire. Je pense que je dirais non.
Faire deux Spielberg à la suite a dû pourtant vous mettre sur le radar d'Hollywood. Vous avez eu des offres pour jouer le méchant d'un film de super-héros ?
Ahah, pas du tout. Je ne cherche pas ce genre de rôles. J'ai abandonné ça il y a cinq ans, environ. (Silence) J'ai fait en sorte que mon destin soit d'être un acteur de théâtre, définitivement. Comme un acteur de kabuki. J'aime aller au cinéma, j'aime jouer dans des bons films, mais... Je joue dans les pièces écrites par ma femme, et je suis heureux comme ça.
Vous avez quand même joué le méchant de Gunman avec Sean Penn.
Oh, oui. Sur le tournage deux visions se sont affrontées. D'un côté Joel Silver qui voulait faire un gros film d'action et Sean Penn qui imaginait quelque chose de plus engagé politiquement sur le business de la guerre. Sean voulait injecter de la conscience dans un film d'action. Il y a eu un gros conflit entre Joel et Sean, pas assez d'action versus pas assez de conscience politique... La rencontre entre les deux visions, ça a donné ça : (il serre ses poings et les frappe l'un contre l'autre).
Interview Sylvestre Picard (@sylvestrepicard)
Bande-annonce du Pont des espions :
Steven Spielberg : "J'essaie d'être le moins spielbergien possible"
Commentaires