« C’est l’histoire d’une chenille qui se rappelle avoir été un papillon. » Paul Verhoeven a toujours eu le sens de la formule. Difficile de trouver mieux pour évoquer la substance poétique de son Robocop, fable naïve et fragile dissimulée derrière une armure « satirico-pyrotechnique ». Cette fois, il s’agirait plutôt d’une chenille qui devient papillon : Neill Blomkamp sait très précisément ce qu’il doit au chef-d’œuvre du Hollandais violent. Sauf que derrière sa frénésie de citations – faux flashs télé, robot super- méchant looké comme l’ED-209, un Johannesburg contrôlé par une multinationale qui ressemble au Détroit privatisé par l’OCP –, Chappie s’envisage sur- tout comme une relecture en négatif de son modèle. Il n’est plus question d’observer un cyborg carburant à la bouillie qui fouille dans ses souvenirs, mais plutôt de raconter la trajectoire d’un bébé robot qui aimerait justement s’en fabriquer (des souvenirs).>>> Chappie : la recette SF de Neil Blomkamp en 6 ingrédientsLà où Verhoeven enregistrait le combat intérieur entre une grosse machine réac et ses restes d’humanité, Blomkamp préfère explorer le libre arbitre d’une intelligence artificielle, le moment où un début d’émotion qui jaillirait de nulle part vient contrarier la froide théorie cybernétique. Algorithme enfantin bombardé dans une carlingue de robot guerrier, Chappie va tout expérimenter en quelques heures (l’amour, l’humiliation, l’utilisation des shurikens et la fascination pour Musclor) avant de découvrir qu’il n’est que de passage, sa batterie endommagée rendant l’âme dans cinq jours. Électrisé par la découverte de son instinct de survie, le robot va brusquement basculer dans l’âge adulte pour s’interroger sur les notions de bien et de mal, entre deux courses-poursuites. Pas si simple, surtout lorsque l’on est programmé en langage binaire. Le sujet SF a beau être costaud, Chappie sait le formuler en douceur, camouflant ses interrogations métaphysiques derrière les codes, parfaitement maîtrisés, du pur récit d’apprentissage post-spielbergien. C’est l’une des grandes qualités du film : son art du storytelling impeccable, sa manière de véhiculer des pensées profondes et stimulantes à travers des scènes très divertissantes.Intelligence ArtificielleMais le long métrage de Neill Blomkamp s’impose aussi comme un objet assez retors. Derrière le burlesque ingénu et la poésie acidulée viennent se télescoper des idées complètement dégénérées, oscillant entre vignettes ultraviolentes, hystérie anar et imagerie crapoteuse. Comme l’écrivait récemment Stephen King sur son compte Twitter : « Ce film ressemble à une histoire pour mômes écrit par un psychopathe bourré de talent. » Symbolisé par la famille d’adoption du robot, un couple de gangsters brutaux et idiots, interprété par les leaders du groupe Die Antwoord, cet aspect-là du film lui aura probablement coûté sa carrière en salles, en le transformant en produit difficile à marketer pour l’époque. Comment vendre une fable SF sur l’enfance interdite aux moins de 17 ans dans un monde « marvelisé » ? C’est pourtant à travers cette idée de « l’histoire pour mômes » destinée aux adultes que Blomkamp retrouve la sève poétique et la vigueur théorique qui irriguaient ses courts métrages mais lui glissaient entre les doigts depuis son passage au long. En transposant des schémas que l’on retrouve aussi bien chez Spielberg que chez Disney dans son univers pré-apocalyptique, le cinéaste accouche d’un prototype passionnant tout en faisant corps avec la dialectique imposée par son sujet. L’innocence enfantine de Chappie se heurte au compte à rebours de sa destruction annoncée et se confronte à l’individualisme forcené qui régit toute sa cellule familiale, donc son éducation. Blomkamp lui façonne même une destinée messianique en choisissant d’en faire un héros qui suit son chemin de croix avec une inexplicable bonté d’âme. La dernière lueur d’humanité dans ce monde épuisé provient d’une intelligence artificielle. C’est Pinocchio qui rencontre E.T, avec un shotgun dans chacun de ses bras mécaniques.>>> Neill Blomkamp : "En fait, j'ai écrit Chappie comme une trilogie"Cette idée du héros refusant de lâcher prise face à un environnement qui a démissionné depuis longtemps crée un écho inattendu avec À la poursuite de demain, de Brad Bird, l’autre grand film « amblino-disneyen » incompris de cette année. Son héroïne se rebellait aussi contre le cynisme ambiant et ambitionnait de changer le monde par la seule force de son entêtement. Par un drôle d’effet miroir, les deux films ne cessent de dialoguer entre eux. Projets singuliers et bides monstres, ils semblent être les héritiers directs du cinéma de Joe Dante, travaillant une forme de pur divertissement pour mieux la dynamiter à grands coups de gestes militants. À ce titre, l’épilogue de Chappie est éloquent.Il aura donc fallu trois longs métrages à Neill Blomkamp pour concrétiser les promesses de ses courts, abandonnant l’imagerie brute de ses débuts pour un style plus lissé, tout en conservant intacts sa morgue politique et son sens de la prouesse technologique. En s’adressant à un public adulte pour lui proposer une fable enfantine, le cinéaste a enfin accordé ses propres violons et découvert une tonalité qui n’appartient qu’à lui. Un son qui ressemblerait à une partition de John Williams jouée sur une rythmique punk. Avec ce sujet, très à la mode, de la singularité technologique, Neill Blomkamp a fini par trouver sa singularité artistique.François GreletChappie en DVD et le blu-ray le 20 juillet.
Commentaires