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Une bande de mecs, saisis en très gros plans, taille le bout de gras avant un match de MMA. Ils braillent, postillonnent, engloutissent des litres de bière, draguent les deux femmes assises devant eux, avant que les ring girls en minishorts ne viennent donner le coup d’envoi. La caméra s’attarde sur les fesses des filles, leurs seins, puis les combattants se mettent à se taper dessus. Le sang gicle bientôt, éclabousse l’arène immaculée… Attendez, attendez, on est où là ? On est dans Babysitter, deuxième long-métrage de Monia Chokri, qui impose d’entrée de jeu un tempo presque épuisant de cartoon survolté. Son premier film, La Femme de mon frère, témoignait déjà d’un tempérament de cinéaste clippeuse, très drôle, douée pour capter l’air du temps, adepte de digressions musicales envoûtantes et de kaléidoscopes colorés. Dans un réflexe journalistique pavlovien et un brin condescendant, on en avait conclu que l’actrice révélée chez Xavier Dolan (Les Amours imaginaires) deviendrait une cinéaste dolaniennne, selon la tradition qui veut que les muses passant derrière la caméra font des films qui ressemblent à ceux de leur pygmalion (du scorsesien Robert De Niro à la bergmanienne Liv Ullmann, du millerien Mel Gibson à la kechichienne Hafsia Herzi). Sauf que Babysitter, aujourd’hui, déboule comme un ovni sans véritable équivalent.
Mais reprenons : après le match de MMA, nos amis ivres morts croisent la route d’une commentatrice sportive en plein direct télé. Cédric (le très rigolo Patrick Hivon, déjà présent dans La Femme de mon frère, une sorte de Jim Cummings de la Belle Province) embrasse la journaliste devant la caméra en hurlant « Je t’aime, Chantal ». Il rentre chez lui, dessoûle, et découvre au réveil que la vidéo de son baiser volé est devenue virale. Aussitôt licencié par son employeur (Ingénierie Québec), il va se mettre à réfléchir aux fondements de sa misogynie grâce au coaching de son frère, un intello bienpensant aux manières doucereuses (Steve Laplante, tordant), qui va le convaincre d’écrire une lettre d’excuses à ladite Chantal, puis carrément un livre, qui pourrait bien devenir un best-seller féministe. Pendant que les deux hommes « mecspliquent » et se gargarisent de leur nouvel engagement politique, Nadine (Monia Chokri), la femme de Cédric, qui vient d’accoucher, se morfond dans une dépression post-partum. Débarque sur ces entrefaites Amy (Nadia Tereszkiewicz), babysitter espiègle, allure de mini-Bardot, qui aime bien venir travailler en tenue de soubrette, et va agir sur la maisonnée un peu comme le Terence Stamp de Théorème ou la femme de chambre jouée par Jeanne Moreau chez Buñuel, poussant ses employeurs à se confronter à leurs désirs inconscients et enfouis, à questionner leurs tabous, et ainsi révéler leur vraie nature. Que cache cette mystérieuse babysitter ? Il n’est pas interdit de l’envisager comme une allégorie ambulante de la tornade #MeToo.
Adaptant ici une pièce de théâtre de Catherine Léger, Monia Chokri signe un état des lieux rigolard des nouveaux rapports hommes-femmes, mais armée de la conviction, finalement pas si courante que ça, que les comédies de mœurs ne sont pas condamnées à être des trucs informes et moches à regarder. Elle cause de la société à l’instant T, oui, mais en faisant d’abord du cinéma, parsemant son film de stridences burlesques à la Coen, trempant son petit cirque domestique dans une imagerie horrifique et parano venue tout droit des sommets de la frousse seventies. Des spectres surgissent dans la nuit, la voix de la babysitter prend à la nuit tombée une sonorité caverneuse digne du démon Pazuzu, Chokri déambule dans une tenue qu’elle aurait pu emprunter à la Comtesse Bathory, la BO cite ouvertement l’une des musiques les plus iconiques et envoûtantes de François de Roubaix, celle du film de vampires Les Lèvres rouges, emmenant ainsi le film sur les rives d’un symbolisme chic et décadent… On n’est pas si loin que ça de cette vogue du néo-giallo qui sévit un peu partout dans le monde depuis une dizaine d’années (chez des cinéastes aussi différents que l’Anglais Peter Strickland, le Français Yann Gonzalez, les Belges Cattet et Forzani, l’Italien Luca Guadagnino), mais sans le vernis snob qui condamnent certains d’entre eux à tourner en rond dans une impasse référentielle sans issue. Chokri, elle, se sert de ces modèles pour observer le grand bordel des mœurs contemporaines, un immense sourire aux lèvres. Et impose un ton vraiment unique. Chokrien ? Chokriesque ? Il va falloir songer à mettre à jour notre dictionnaire d’adjectifs.