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Ancien assistant d’Abbas Kiarostami (et Aucun ours fait largement écho au Goût de la cerise), Jafar Panahi a toujours refusé la voie du compromis. Un seul de ses longs-métrages, le premier, Le Ballon blanc, a reçu son visa de censure. A partir de 1997, tous ses films furent dans son pays privés d’accès aux salles. Montrés dans les festivals internationaux grâce à l’aide d’autres cinéastes, les œuvres de Panahi circulent donc sous le manteau en Iran. La méthode qu’il a choisie est celle de la clandestinité tranquille. Tournant chez lui (Ceci n’est pas un film, Pardé) ou dans une voiture circulant à travers les rues de Téhéran (Taxi Téhéran), il a trouvé dans ces limites un moyen d’être plus créatif.
Et puis vint l’été 2022. Aucun ours a été montré à la Mostra alors que quelques semaines auparavant, accusé de propagande contre le gouvernement iranien, Panahi venait d’être condamné à six années d’emprisonnement. Avant même sa projection, le film se teintait donc d’une charge très puissante. En le voyant c’est encore plus flagrant. Tout commence dans un café. Une serveuse, Zara, retrouve Bakhtiar son mari. Après des années d’attente, il a enfin réussi à mettre la main sur un passeport volé qui permettra à Zara de rejoindre l’Europe et ainsi fuir le régime iranien… Lui par contre devra patienter encore un peu de temps. Le couple commence à se disputer : elle ne veut pas le quitter, alors qu’il lui demande de partir sans l’attendre. Et puis tout à coup : un « CUT » résonne. C’est la voix de Panahi qui s’élève : il contrôle à distance le film en train de se faire et via vidéoconférence donne ses indications à son assistant qui dirige la scène en Turquie. Panahi séjourne dans un village isolé d’Iran (il lui est interdit de quitter le territoire) et fait son film comme il peut. La liaison est mauvaise et le cinéaste est obligé de raccrocher. Il quitte sa chambre et sort dans le hameau où les préparatifs d’un mariage occupent les habitants. Le cinéaste déambule dans les rues et prend quelques photos au hasard de sa promenade… Plus tard, lors d’une virée nocturne et parfaitement illégale, une jeune femme paniquée se jette sur sa voiture et l’arrête : elle lui demande de supprimer une photo qu’il aurait prise d’elle et de son amant alors qu’elle est promise à un autre homme. « Si la photo circule, ce sera un bain de sang… »
Voilà comment débute cet incroyable film où tout se brouille. La réalité, le film, la fiction. L’enfermement de Panahi, à la fois littéral et métaphorique, nourrit cette oeuvre très métatextuelle, qui est sans doute le film le plus politique et le plus désespéré de l’auteur. Au fond, ce que combat le cinéaste ce sont les barrières que les systèmes totalitaires nous ont fait intégrer. A un moment donné, perdu sur une montagne, dans la nuit iranienne, Jafar regarde la Turquie à quelques encablures. Quand il demande à son ami où se trouve la frontière, ce dernier lui montre le point précis où il se tient, une espèce de monticule vaseux. Panahi recule immédiatement, d’un pas vif, comme si ce point imaginaire n’était pas une limite, mais un coup de fouet. Aucun ours ne parle que de cela : les démarcations. Entre le réel et la fiction, entre le bien et le mal, entre les traditions et la modernité et évidemment entre les pays et donc entre la liberté et l’oppression. Ce que raconte Panahi en une séquence douloureuse, c’est qu’une frontière n’est pas seulement légale, géographique ou politique. C’est aussi une limite psychologique, construite, et naturellement imposée sur des individus et une société… Et contre cela rajoute l’artiste tous les films du monde ne peuvent rien.