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Qui d’autre que George Miller pouvait réaliser un film centré sur un personnage d’experte en narratologie ? L’homme, après tout, a initié toute une génération de spectateurs (celle qui a grandi devant Mad Max) aux théories du mythologue Joseph Campbell sur le « voyage du héros ». Avec son look de professeur d’université malicieux, ses nœuds pap’ désuets et ses lunettes fantaisie, on imagine très bien Miller lui-même donner des conférences aux quatre coins du monde à propos des mythes, des sortilèges que provoquent les grands récits collectifs, de notre soif jamais étanchée d’histoires et de fiction. C’est en tout cas l’activité à laquelle s’adonne l’héroïne de Trois mille ans à t’attendre, Alithea Binnie (Tilda Swinton), intellectuelle anglaise invitée à un colloque à Istanbul, où elle analyse le conflit entre les récits mythologiques et les récits scientifiques. Estimant très doctement que les seconds ont définitivement supplanté les premiers, elle va être ébranlée dans ses certitudes par une succession de phénomènes magiques et d’apparitions surnaturelles. Après l’achat d’une babiole lors d’une visite touristique du Grand Bazar, elle réveille en effet un djinn (Idris Elba), endormi depuis de longues années. Celui-ci, comme il se doit, propose à Alithea d’exaucer trois de ses vœux. Mais elle refuse, dans un premier temps, car elle sait que, dans les contes, les histoires de vœux finissent mal en général. Le djinn en profite alors pour lui raconter son fabuleux parcours au fil des siècles, depuis la cour de la Reine de Saba jusqu’au palais ottoman de Soliman le Magnifique.
George Miller, qui a fracassé le cinéma contemporain en 2015 avec Mad Mad : Fury Road et est depuis retourné dans le Wasteland pour le prequel Furiosa (actuellement en tournage), marque ici un temps d’arrêt, fait le contraire de ce qu’on attend de lui (sachant qu’il a passé sa carrière à élever cet amour du contre-pied au rang des beaux-arts) et s’interroge sur la façon dont les histoires qu’on (se) raconte structurent notre rapport au monde, sur la fiction comme puissance de réenchantement, ainsi que sur son propre art de storyteller. Si ses personnages ont d’ordinaire l’habitude de s’élancer dans le monde pour l’affronter, le questionner ou le conquérir (de Max Rockatansky au pingouin d’Happy Feet), Miller travaille ici un mouvement inverse, s’amusant à faire tenir tout le monde, toute l’histoire du monde, entre les quatre murs de la chambre d’hôtel exigüe où a lieu la conversation érudite entre la prof et le génie.
Mais ce dispositif théâtral est constamment brisé par des flashbacks au parfum de Mille et une nuits : le film voyage dans un univers féérique, au kitsch joyeux, évoquant l’orientalisme naïf des productions hollywoodiennes de l’âge d’or. Le trip (car c’en est un) a beau être imaginé par un vieux sage aux préoccupations intellectuelles de haute volée, il est surtout guidé par un esprit aventureux, espiègle, ludique, sensuel et charnel. Les histoires racontées par le djinn sont serties de visions fantastiques, enivrantes, barrées, parfois hallucinantes (le passage des siècles raconté en quelques minutes à peine, en suivant simplement le destin d’un flacon jeté au fond des mers), portées par un montage extraordinairement fluide, qui fait écho à l’agilité intellectuelle des personnages, dont la joute verbale vire, en cours de route, au flirt amoureux. Conte philosophique se métamorphosant en love story magique, Trois mille ans à t’attendre est un grand film-somme en même temps qu’un petit film-essai, cherchant à contenir les obsessions de son auteur dans une forme à la fois ramassée et libérée, contenue et délirante, modeste et grandiose. Un film en chambre pour synthétiser tout l’art de George Miller, comme on enferme un génie dans une bouteille.