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Ce qui s’annonçait comme une dernière virée en forme de coup de jeune pour les rois du film de mafia se révèle une longue rumination pleine de douleur, de vieillesse et de regrets.
Un vieux tueur de la mafia qui demande qu’on laisse la porte ouverte en partant, c’est comme Wild Bill Hickock qui insisterait pour s’asseoir dos à la fenêtre. Une invitation à la mort. The Irishman est ce film-là, un film sur un homme au bout de la route, qui le sait, qui attend, et pour qui chaque seconde restante pèse son douloureux poids de regrets. Alors Frank Sheeran (Robert De Niro) raconte. Il raconte un road trip avec son pote maffioso Russell Bufalino (Joe Pesci) dans les années 70, eux deux à l’avant, les épouses à l’arrière, les pauses clopes interminables tous les trente kilomètres, parce que les femmes fumaient beaucoup en ce temps-là et que Bufalino l’interdisait dans sa voiture. Voilà un détail qui n’en est pas un : c’est bien la voiture de Bufalino, mais c’est Sheeran qui conduit. Comme un chauffeur, certainement pas comme quelqu’un qui mène la danse.
La voix off du vieux Sheeran rythme ces premières scènes, ces premières réminiscences. Une voix off étrange, pas du tout écrite « à la Scorsese » (c’est à dire fondue dans la bande sonore, jouant un rôle rythmique, immanent, purement cinématographique et dirigé vers le public). Là, au contraire, cette voix a un visage (celui de De Niro vieilli), une chaise roulante et des interlocuteurs à l’écran. L’homme raconte, à son rythme, et Scorsese choisit de ne surtout pas le brusquer. Ça durera ce que ça durera (trois heures et demi, tout de même), ça se perdra là où ça se perdra (dans les flash-back, les gens ont aussi des souvenirs, qui remontent cette fois aux années cinquante), à charge pour le spectateur de bien se caler dans son fauteuil, qui a de bonnes chances, d’ici quelques semaines, d’être un canapé, avec un plaid sur les genoux et une verveine menthe qui aura le temps de refroidir.
Et puis, malgré le dispositif complexe (flash-back dans les flash-back, voix off qui n’en est pas vraiment une, effets spéciaux intrusifs, quasi-absence de mouvements de caméra), le film prend. La bascule a lieu autour d’une heure, quand Jimmy Hoffa (Al Pacino) entre dans la danse, offrant au film son sujet, ses thèmes (loyauté, trahison, impossibilité de choisir son destin) et son centre de gravité. Depuis le début, Sheeran ne racontait pas sa vie, il répondait à une question sur la disparition (jamais résolue) du grand leader syndical, prenant simplement la peine de donner un minimum de contexte. Alors, tout devient limpide : la lenteur, le tristesse, l’approche lugubre choisie par Scorsese pour capter un pan d’Histoire américaine. On croyait voir le joyeux dernier tour de piste des spécialistes du film de mafia et assister au miracle de leur rajeunissement, on se retrouve à constater leur vieillissement, la cruauté du temps qui a passé et qui laisse un goût de poudre sèche dans la bouche.
Finalement, à bien chercher le vrai grand thème scorsesien, ce sera celui-là : le regret. Figé, glacé, lancinant. Pas la Rédemption mais son impossibilité même, le ressassement implacable des gestes qu’on n’a pas su faire et de ceux qu’on s’est trouvé dans l’obligation d’accomplir. Qu’est-ce qu’on aurait pu faire d’autre, ou de mieux ? A la fin, c’est l'unique question que l’on emporte avec soi. Plutôt que les Affranchis 3 ou Casino 2, The Irishman se révèle ainsi un pendant inattendu du Temps de l’innocence. Cette fois, le temps de la culpabilité est venu.