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La trajectoire du film est annoncée par une mise en scène stricte dont l’apparente rigidité induit un dérèglement possible. Un paysage enneigé quelque part en Anatolie. Un homme, seul, en route vers un village qui se dévoile dans un parfait contre-champ. L’apparition des maisons au milieu de ce grand nulle-part dessine une perspective que la blancheur immaculée des paysages rend étrangement lisible. Le héros progresse dans ce western. Il ne sait que trop où il met les pieds. Samet (Deniz Celiloğlu parfaitement antipathique), professeur d’arts plastiques en service obligatoire dans une école retirée du monde, revient de mauvaise grâce sur son lieu d’affectation après une période de congés. Il attend son heure, celle qui le verra enfin muté à Istanbul, loin de ce cadre monotone où le poids des habitudes a engourdi sa morale et ses gestes. Ces gestes qui justement poseront bientôt question. Pour l’heure, le film de Nuri Bilge Ceylan (Uzak, Winter Sleep, Il était une fois en Anatolie, Le Poirier sauvage…) trace une ligne droite, à l’image de ce protagoniste qui occupe l’espace d’une autorité hautaine. Samet n’est pas aimable. Les premiers temps du film non plus. On se demande bien ce qui se dessine, se trame plus ou moins secrètement. On a bien vu Samet avoir des gestes (trop ?) affectueux envers une de ses élèves, une Lolita enamourée (Ece Bagci), sans savoir s’il y avait là quelque chose qui outrepassait la décence. Le prof a une vie presque monacale avec pour seul lien social, deux collègues, un jeune homme et une jeune femme, qu’il semble d’abord pousser dans les bras l’un de l’autre. Du haut de sa suffisance, il contrôle le monde et les gens qui l’occupent, aveugle à son possible naufrage. « J’ai voulu raconter l’histoire de ces jeunes fonctionnaires et professeurs nommés à l’est du pays au début de leur carrière, qui entament souvent celle-ci avec toute la force de leur idéalisme, mais se retrouvent vite confrontés au déclin de leurs ambitions… », explique le cinéaste turc.
Les signaux sont soudain contraires. Le monde réagit, se rebelle. Samet est convoqué par sa hiérarchie pour comportement suspect. Nuray, la jeune collègue qu’il voit en dehors des heures de travail (incarnée par la formidable Merve Dizdar logiquement récompensée lors du dernier Festival de Cannes), lui renvoie une force d’autant plus grande qu’elle est nourrie de doutes, de fêlures, d’espoirs à réinventer. Nuray, boîte, séquelle d’un douloureux traumatisme. Ses souffrances s’impriment dans l’intensité de son regard. Elle affronte les aléas du réel. Samet, lui, a abdiqué. Les lignes directrices de la mise en scène suspendent par endroit l’apparent naturalisme de l’ensemble (certains cadres en clairs obscurs sont, en réalité, travaillés comme des peintures). C’est ici, le point de vue incongru d’un champ contre-champ à la fin d’un repas dont l’omniscience soudain divine accentue le malaise ; là, cette curieuse échappée du protagoniste au-delà des limites de la fiction pour investir les coulisses du tournage. Nuri Bilge Ceylan créait du décalage, contrarie la petite musique d’un film orchestré avec minutie. Les personnages devant d’immenses colonnes ancestrales posées face aux plaines de l’Anatolie, prennent la mesure du vaste monde. Ceylan, à l’instar des grands auteurs – Dostoïevski en littérature, Bergman au cinéma –, expérimente avec gravité l’humain, le conditionne pour le révéler à lui-même. Les pieds de Samet enfin posés sur les herbes (sèches) jadis ensevelis par la neige, poursuivent leur marche. La perspective s’est déplacée. Quelque chose s’est-il libéré sur ce sol meurtri qui ne semble pas pouvoir renaître ? Vaste question, grand film.