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Après Gran Torino (et malgré son apparition dans le drame Une nouvelle chance), on était sûrs de ne plus jamais revoir Clint sur grand écran. Ses récentes réalisations nous avaient laissés interdits et, à Première, on avait même fini par faire le deuil (artistique) de celui qui fut l’un des plus grands maîtres du cinéma américain. Surprise. En janvier 2018, on apprenait qu’il allait tourner et surtout jouer l’histoire vraie de Leo Sharp (Earl Jones dans le film), un horticulteur de 80 ans qui, acculé par des problèmes financiers, avait décidé de devenir une mule pour les cartels mexicains. Parce que les flics ne pensaient pas qu’un vieillard au volant d’un pick-up puisse transporter des dizaines de kilos de cocaïne, Sharp avait réussi à multiplier les allers-retours des deux côtés de la frontière et gagner beaucoup d’argent. La plus vieille mule de l’histoire avait fini par être arrêtée en 2011 et envoyée en prison en 2014 pour ne passer qu’un an derrière les barreaux avant de mourir en 2016. C’est cette histoire, jusqu’au procès, qu’Eastwood met en scène. Et dès le début, devant les premières images du film, l’effet de réel est saisissant. Clint est vieux. Pas vieillissant, pas abîmé. En ruine. Il le sait et il en joue. Le temps d’aimer et le temps de mûrir sont bien révolus. Vous allez dire et Gran Torino ? Mais Eastwood y revêtait les oripeaux du Clint salopard et revanchard pour jouer une nouvelle variation autour de la rédemption à partir de son personnage de vengeur. Aujourd’hui, il n’est plus question de ranimer l’icône populaire. En tombant le masque qu’il n’avait finalement jamais vraiment quitté jusque-là (sauf au détour de quelques séquences de Jugé coupable ou de Million Dollar Baby), Eastwood montre un tout autre visage, méconnaissable, qu’on a envie de prendre pour le vrai.
LA MORT AUX TROUSSES
Dans La Mule, il reprend le thème de la rédemption, ainsi que celui du trauma père-fille, ces deux sujets qui irriguent son cinéma depuis au moins trois décennies (La Corde raide, Les Pleins Pouvoirs, Mystic River, Million Dollar Baby). Mais ce que dessine vraiment ce film, comme aucun autre, c’est sa confrontation avec la mort, ce moment où les dommages ne se réparent plus et où les regrets se gravent sur les tombes. Ici, on a souvent l’impression qu’Eastwood règle de vieux comptes avec lui-même, brouille pour la dernière fois et de manière absolue la frontière entre son rôle et sa vie. D’où le fait que le chemin de croix de ce vieil homme (« Ça vaut ce que ça vaut, mais je suis désolé pour tout ce que j’ai fait ») fonctionne aussi comme un pot-pourri de sa filmo.
L’HOMME EASTWOOD
On croise un gang de motards (obsession eastwoodienne des 70s) ; un plan reprend l’ouverture de L’Épreuve de force ; les scènes familiales font penser à Million Dollar Baby ; la relation entre le flic (joué par Bradley Cooper) et le papy dealer évoque celle entre le personnage de Clint et celui de Costner dans Un monde parfait... Mais son Earl Jones est tellement éloigné des personnages eastwoodiens qu’on a la sensation de voir une image terminale de l’homme Eastwood. On sait depuis longtemps (Josey Wales hors-la-loi) que c’est dans les films où il se met en scène que Clint se livre le plus. Ces petits chefs-d’oeuvre fonctionnent comme autant d’autoportraits où se révèlent à chaque fois nuances et ambiguïtés invisibles jusque-là. Mais dans ce registre, La Mule est plus qu’un road-trip testamentaire supplémentaire ; plus qu’un nouveau portrait de loser exhibant ses failles. Parce que Clint n’a plus le temps d’écrire sa légende ou de jouer avec le mythe. La Mule montre les larmes et les rides d’un homme qui n’a plus l’angoisse de vieillir, mais la peur de mourir. Et le film ressemble presque à une lettre d’excuse adressée à ses filles et à ses ex. Eastwood est nu.