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N’en déplaise aux pessimistes persuadés que les studios hollywoodiens ont définitivement rendu les armes côté ambition artistique, les yeux rivés sur les recettes de leurs films devenus produits, il est donc possible de regarder un film centré sur un personnage de comics sans devoir se fader des déluges d’effets spéciaux comme on essaie de noyer une viande avariée sous une sauce épaisse. Oui, dans ces temps de suites, reboots, spin- off à la pelle avec leurs personnages au kilo, il est donc possible de tendre vers l’épure pour revenir à l’essentiel : une histoire implacable servie par une réalisation au cordeau et une interprétation jamais inutilement spectaculaire.
C’est tout cela qu’a réussi Todd Phillips avec Joker et bien plus encore. L’ouverture de son film donne le la. On y voit Arthur Fleck se maquiller en clown, « métier » qui fait vivoter cet apprenti comédien de stand up en tenant en pleine rue une pancarte pour attirer le chaland. Devant une glace, il met ses mains sur son visage pour y forcer un sourire. Un sourire pour se donner du courage et affronter l’indifférence de la rue et plus encore la violence. Car une bande va décider de s’amuser à ses dépens en lui volant sa pancarte avant de le rouer de coups.
En quelques scènes, tout est dit. Joker sera un grand film sur l’humiliation, sur l’impunité totale dans laquelle se croient les plus puissants face aux plus faibles corvéables et humiliables à merci. Jusqu’à ce que la coupe soit pleine et que la révolte surgisse. Brutale L’action a beau se dérouler dans les années 80, Joker s’inscrit pleinement dans notre époque, celle où peuple et élites (politique, médiatique, économique...) semblent devenus définitivement irréconciliables.
Mais ici aucune jouissance du sang qui gicle, nul jeu morbide avec le spectateur. Quand Fleck/ Joker tue, il n’y a pas de sommation. Cette absence d’effet caractérise la réalisation précise et jamais agitée de Phillips. Après Adam McKay avec The Big short, voici donc un autre golden boy de la comédie américaine s’aventurant dans un registre sérieux, virage entamé avec War dogs. Mais lui va encore plus loin dans la noirceur. Joker se vit sous tension, au gré d’influences scorsesiennes assumées et parfaitement digérées, à commencer par La Valse des Pantins puisque Robert De Niro joue ici un personnage d’animateur de talk show proche de celui de Jerry Lewis qu’il harcelait chez Marty. Un De Niro d’une sobriété exemplaire et parfait complément donc de l’interprétation démente de Joaquin Phoenix. Il faut être un génie insensé du jeu pour interpréter comme lui toutes les nuances de la folie, de la plus intériorisée à la plus flippante. Pour ne jamais bégayer dans son interprétation. On aurait pu croire le rôle usé par les interprétations inoubliables de Jack Nicholson et Heath Ledger. Phoenix réinvente le mythe. Car il n’est jamais dans un one man show mais la pièce – évidemment centrale – d’un vaste puzzle qui ne repose pas uniquement sur lui. Joker sera-t-il un game changer ? Dans ce monde hollywoodien où le cinéma de geek autrefois regardé de haut a pris le pouvoir en se comportant parfois avec le même mépris vis-à-vis des autres cinémas que celui dont il a été victime, le box- office de Joker sera scruté de près. Mais tout cela n’appartient plus à Todd Philipps. Lui a fait l’essentiel : un immense film d’auteur populaire. L’un des chocs majeurs de 2019.