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Le film devait s’appeler Par ce demi-clair matin, en écho à un recueil de textes de Charles Péguy où l’écrivain patriote vante l’excellence de la France. Il s’intitule finalement, plus simplement, plus frontalement, France. Comme le pays qu’il ausculte, donc, et comme son héroïne, France de Meurs, star d’une chaîne d’info en continu, présentatrice vedette ivre de son pouvoir et amoureuse de son propre reflet, qui abrutit les masses avec des débats populistes en prime-time et des reportages bidonnés à l’autre bout du monde. France est bien sûr la personnification de la nation toute entière, une femme belle et intrépide, mais qui s’est progressivement coupée du réel et qui, elle le dira littéralement au cours du film, a mal au cœur. C’est tout aussi littéralement qu’il faut lire son patronyme, de Meurs : un nom où l’on entend l’idée du foyer, de la permanence, mais aussi de la débilité et de la mort.
Ne pas s’attendre pour autant à un lamento réactionnaire. De ses considérations sur la mauvaise santé du pays, Bruno Dumont a préféré tirer une satire très méchante, très bruyante, qui nous force à regarder en face le spectacle de l’idiocratie contemporaine, comme on plonge le nez de quelqu’un dans sa merde. Ça commence à l’Elysée, où une véritable conférence de presse de Macron (donnée au moment de la crise des Gilets Jaunes) est parasitée par l’obscénité surjouée de France/Seydoux et de sa productrice interprétée par Blanche Gardin. Dumont mime la facticité d’un monde modelé par C News pour tirer sur tout ce qui bouge : la novlangue débilitante des moyens de communication moderne, l’autarcie intellectuelle des élites, la façon dont les media trafiquent le réel, le cynisme des ultra-libéraux… Tout sonne faux, mais c’est fait exprès, de l’artificialité assumée des transparences quand les personnages sillonnent Paris en voiture, à la fausseté exagérée du jeu des comédiens (les pros comme les amateurs), qui savonnent parfois leurs répliques à cause d’un fou rire, ou parce qu’ils attendent les instructions du chef d’orchestre dans l’oreillette. C’est plutôt amusant (ou franchement déprimant, selon l’humeur) et ça serait presque trop facile si Dumont ne se mettait à torpiller son propre programme, en révélant sans crier gare l’humanité de France, son empathie, cette blessure d’amour qui lui ravage le cœur.
Dans ce deuxième film tapi à l’intérieur du premier, un mélo planqué dans la farce, rythmé par les mélopées déchirantes composées par Christophe, Dumont y va là aussi à fond. Et il n’irait pas très loin sans son actrice kamikaze. Léa Seydoux, géniale, joue ici avec son image de princesse du cinéma français, déambulant dans des tenues affolantes (le genre de celles qu’on a l’habitude de la voir arborer sur tapis rouge ou papier glacé), un peu utilisée comme l’étaient Binoche et Luchini dans Ma Loute – soit des nantis du star-system soudain propulsés dans le monde réel. Mais l’actrice ne se contente pas elle non plus de l’ironie facile : elle se transfigure, le visage enlaidi par une crise de larmes, ou rendu livide par un maquillage qui lui donne l’air blafard d’une presque morte. Avec elle, brusquement, après avoir singé deux heures durant la laideur, Bruno Dumont peut soudain retrouver ses manières de peintre. Lors d’une escapade sur ses terres du Nord, il fait s’arrêter France devant un paysage déprimé, battu par les vents, dont on ne saurait dire s’il est superbe ou misérable. « C’est beau… », murmure France pour elle-même, avant de se tourner vers nous, hésitante : « … Non ? ». On a un peu le même mouvement d’admiration et de rejet devant ce film fou, puissant et terrifiant, impressionnant et épuisant. France, c’est beau… Non ?