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Le cinéaste israélien Yaron Shani est apparu lors du Festival de Cannes 2009, avec Ajami, coréalisé avec Scandar Copti. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs il avait obtenu la Caméra d’or. La structure du film plutôt complexe voyait se télescoper le destin de plusieurs personnages dans un quartier cosmopolite de Jaffa. Shani et Copti arrivaient avec assurance à tenir ce canevas qui se serait complétement défait entre les mains de n’importe quel autre apprenti cinéaste. Certaines plumes avaient même vu en eux des disciples de Martin Scorsese dans cette capacité à électriser le monde maffieux décrit. 2009 donc. Si loin, si proche. Plus de dix ans sans donner de nouvelles et voici non pas un mais deux longs métrages qui sortent coup sur coup. Cette fois Yaron Shani y est allé solo. Ce diptyque est même en réalité une trilogie qui arrive amputée d’une de ses parties. Mais Chained et Beloved avancent toutefois très bien ensemble et se répondent à distance. S’il fallait définir en peu de mots les films en question, on dirait qu’il s’agit du récit de la séparation d’un jeune couple vivant dans un petit appartement de Tel Aviv. Le tout traité sur un mode suffisamment réaliste pour qu’une confusion s’opère dans la tête du spectateur. Si des effets de mise en scène empêchent de croire tout à fait à un documentaire, on jurerait, en effet, que ce qui se joue là n’est pas de la fiction pure. Sans chercher à faire le malin, Yaron Shani parvient habilement à jouer sur ces deux tableaux. Rien de théorique pour autant. Le cinéaste n’a rien à voir avec un Abbas Kiarostami par exemple et s’il semble interroger son médium, ces questions d’objectivité et de subjectivité ne sont pas résolues sur l’écran. Elles s’imposent à nous et donnent le ton juste.
Trajectoire contrariée
Chained se concentre sur le personnage masculin, Rashi (Eran Naim), sorte de gros nounours immature et macho qui assiste impuissant à l’éloignement d’Avigail (Stav Almagor), sa femme. Rashi est un flic aux méthodes plutôt limites. Il va se retrouver mêlé à une enquête en interne pour harcèlement sur mineurs lors d’une fouille. Une situation tendue qui va avoir des conséquences sur sa vie de couple. Quant à Avigail plutôt effacée de nature, elle disparait progressivement de l’action de Chained pour prendre en charge le récit de Beloved. Et c’est logiquement au tour de Rashi de céder sa place. Avigail travaille, elle, comme infirmière au service gériatrie d’un hôpital. Cette femme douce déjà maman d’une ado lors d’un précédent mariage peine à avoir un enfant avec Rashi. Voici donc deux personnages, deux caractères, deux sexes pour deux longs-métrages différents. Pour autant chacune de ces deux parties a suffisamment d’autonomie pour se suffire à elle-même. Chained qui sort en premier, suit ainsi la trajectoire contrariée de Rashi de bout en bout, jusqu’à son tragique dénouement. Le spectateur qui suivrait l’ordre voulu par le distributeur - Beloved est présent sur nos écrans une semaine après – y trouverait une sorte de réconfort. Car si Beloved ne manque de sautes d’humeur, une grande partie du récit voit Avigail participer à un stage de bien-être, entourée de copines caressantes et bienveillantes les unes envers les autres. Avigail reste ici un point d’accroche mais non central puisque deux autres femmes traversent le film et ont aussi le droit à leur place.Impudeur
Chained se veut un film plutôt viril et direct, à l’image de Rashi même si Yaron Shani n’aime rien de moins que de désamorcer certaines tensions pour les faire rejaillir plus tard. Beloved au contraire tente l’apaisement et cherche à fuir la linéarité du récit quitte à l’éclater. Il y a ici et là, une façon très libre de malaxer les éléments dramatiques. Yaron Shani contrôle certes son affaire mais laisse entrer suffisamment de vie dans son cadre - et donc de vérité – pour que certaines choses semblent surgir inopinément. On devine sans mal que les deux protagonistes sont incarnés par deux non-acteurs et que le cinéaste s’est servi de leur propre histoire pour construire la sienne. Un deal tacite qui n’a rien d’un piège. Les deux interprètes principaux ont cette spontanéité et cette fragilité qui ne trompent pas. Ils étaient déjà là bien avant de paraître devant nous. Il y a une impudeur pour nous spectateur à se trouver là. Cette impudeur que promet et permet le cinéma, invite à s’y lover corps et âme. Ce projet baptisé, Love Trilogy, démontre, si besoin en était, que les formats de narration ne sont jamais figés et qu’il convient de tenter sa chance en bousculant les choses. On se souvient peut-être de Bergman et ses Scènes de la vie conjugales, déclinées en série ou ramassées en un seul long-métrage. Le projet de Yaron Shani plus proche cependant d’un Cassavetes est bien une matière vivante. Deux films à découvrir en salles donc. Joie.