Première
par Thierry Chèze
Voilà un réalisateur clivant. Porté aux nues par les uns prêts à le suivre les yeux fermés dans les voyages singuliers qu'il propose à chaque fois. Raillé par ceux qui voient en lui le symbole du cinéma d'auteur enfermé sur lui- même et regardant les spectateurs de haut. Et nous alors ? Disons que côté Carax, on se situerait plutôt à l'extrême- centre. Fascinés par son surgissement inouï au coeur des années 80 avec Boy meets girl. Perplexes devant ses tentatives de burlesque avec son court Merde, Et toujours pas réveillés du pensum Pola X. Et Annette dans tout ça ?
Le film s'ouvre avec une énergie enthousiaste. Un pur début de comédie musicale dans Los Angeles réunissant l'ensemble du casting de l'histoire à venir et les Sparks qui en ont signé la BO. Comme un ultime souffle libérateur avant une plongée en eaux troubles. En l'occurence une histoire d'amour passionnelle avec tout ce que cela implique de hauts (plutôt rares) et de bas (de plus en plus tragiques). Lui, Henry, est un comédien de stand- up à l'humour ironique dévastateur. Elle, Ann, une cantatrice de renommée internationale. Un couple glamour qui fait la une des journaux people avant que la naissance de leur premier enfant, la singulière Annette qui va connaître un destin exceptionnel, vienne bouleverser leurs vies et faire tout imploser dans leur union
Voilà pour la base de l'intrigue. Pour le reste, comme dans tout Carax qui se respecte, à chacun son interprétation. De notre côté, on y a vu une réflexion désenchantée sur le besoin de reconnaissance rendu encore plus problématique quand on est en couple et que la réussite de chacun se produit à des rythmes différents. Une sorte d’auto- portrait pas forcément à son avantage ? Bien trop facile… Car chez Carax, il faut s'abandonner, laisser tout esprit cartésien au vestiaire. Et alors le voyage que propose Annette devient assez fascinant au point qu’on craigne d'en dévoiler trop pour gâcher ce plaisir de la découverte visuelle. Gageons d’ailleurs que maintenir ces mystères intacts n'est pas fait pour lui déplaire. Disons simplement que l'étrangeté de la petite Annette - qu'on pourrait imaginer échappée d'un Charlie Kaufmann - donne naissance à des scènes stupéfiantes qui témoignent chez Carax de sa foi inextinguible dans le cinéma, de son talent non pas à sortir des cadres mais à les faire exploser.
On est au spectacle. Les trouvailles visuelles succèdent aux mouvements de caméra inventifs. Mais comme souvent chez lui, l'émotion peine à traverser l'écran. Comme si le soin extrême apporté à la fabrication étouffait le reste. Comme si tout cela au fond ne l'intéressait pas vraiment. D'ailleurs, les pures scènes de jeu sont loin d'être les plus passionnantes, les moments de stand up de Henry à chaque fois trop longs. Seule, en fait, Marion Cotillard réussit à allumer cette flamme. Comme elle le fait à chacun de ses voyages aux pays des auteurs, des Dardenne à James Gray, d'Audiard à Dolan, de Desplechin à Justin Kurzel, pour peu qu'on sache la regarder (coucou, Christopher Nolan !), elle réussit à la fois à disparaître dans leur univers et à l'emmener plus loin. Le rôle d'Ann est pourtant aussi complexe que casse- gueule. Complexe par sa noirceur intérieure qu'elle ne doit faire surgir que par bribes. Casse- gueule car jouer une cantatrice dans une comédie musicale tient de la course d'obstacles avec des boulets au pied. Mais quand elle paraît, une magie opère, offrant cette main tendue au spectateur qui manque souvent au cinéaste. Avec Annette, pro et anti Carax devraient donc camper sur leur position. Mais le spectacle vaut le coup d'oeil et n'a pas volé son invitation dans la compétition cannoise.