L'avant-dernier film de Pedro Almodovar est diffusé ce soir sur Arte. Juste avant sa présentation au festival de Cannes 2019, nous avions rencontré le réalisateur espagnol.
Le cru 2019 de Pedro Almodovar est une indéniable réussite. Pour sa sixième sélection en compétition officielle au Festival de Cannes, le réalisateur présentait Douleur et Gloire, film-somme et ouvertement autobiographique avec Antonio Banderas et Penelope Cruz. Première avait rencontré le réalisateur de Volver et Parle avec elle pour parler de son amour inconditionnel de la beauté, de ses acteurs et du cinéma.
PREMIÈRE : Dans Douleur et Gloire, le personnage incarné par Antonio Banderas s’essaie à l’héroïne...
PEDRO ALMODÓVAR : (Il coupe.) Je tiens à préciser que je ne fais pas l’apologie, encore moins la publicité, de cette drogue. J’en serais d’ailleurs incapable, n’en ayant jamais consommé moi-même. L’héroïne joue le même rôle que l’élixir dans les tragédies de Shakespeare. Dans Le Songe d’une nuit d’été, les personnages, après avoir pris du poison, voient leurs comportements bouleversés et pénètrent dans des territoires jusqu’ici inaccessibles. Dans le cas de Salvador, c’est juste un moyen de se mettre dans une condition particulière, un état léthargique où il peut abandonner un présent sombre pour des mondes plus lumineux. Deux temporalités s’affrontent ou plutôt se répondent, car on peut imaginer qu’en voyageant dans son propre passé qui lui rappelle des moments clefs de son existence, il peut supporter le présent.
Justement les souvenirs, en flashback, sont omniprésents dans le film, comme dans votre cinéma. Ont-ils toujours cette fonction salvatrice ?
Spontanément je vous répondrais oui, car chaque souvenir qui s’intègre dans un drame a pour fonction d’expliquer des choses et donc de remettre certains personnages dans la bonne direction. Par ailleurs, une introspection, même si elle peut faire mal, doit permettre à chacun de soulager sa conscience. Ce qui est certain c’est que Salvador a besoin de ses souvenirs pour supporter une vie qui lui paraît soudain fade et sans intérêt. Faire des films lui permet de se confronter à sa propre histoire. S’il ne parvient pas à faire son métier, il faut que son imaginaire puisse continuer de fonctionner d’une autre manière.
Vous vous reconnaissez là-dedans ?
Tout ce que dit Salvador vaut aussi pour moi ! C’est un double avoué, pleinement revendiqué. De la même façon que notre mémoire idéalise et corrige certaines choses, cette projection à travers ce personnage me permet de faire une sorte de bilan. Mais je ne vous dirai pas ce qui est de l’ordre du fantasme ou de l’autobiographie.
Les flash-back ne viennent jamais heurter la narration mais semblent au contraire se lover en elle...
Salvador passe son temps à fuir le présent. C’est son état du moment. Il fait tout pour être submergé par son passé. Un passé d’ailleurs très précis. Nous ne sommes pas dans un récit où la conscience et l’inconscience d’un personnage s’entrecroisent. Tout est prémédité, logique dans son esprit. Il fallait que tout soit fluide pour ne pas casser la linéarité de l’ensemble. J’ai choisi de faire un film doux et naturel. L’action coule comme l’eau d’une rivière. Si vous regardez bien, lorsque Salvador se remémore son passé, il est allongé, au repos, son esprit est totalement libre. À partir de là, ses propres fantômes pouvaient rôder autour de lui sans que cela semble étrange au spectateur. En cela, Douleur et Gloire est un film très réaliste.
Les souvenirs sont devenus avec le temps une figure centrale, presque imposée, de votre cinéma. Êtes-vous un nostalgique ?
Comme beaucoup d’Espagnols de ma génération. Salvador est un personnage qui s’est construit avec la culture des années 80. Une période qui a marqué sa jeunesse [Franco est mort en 1975, mettant progressivement fin à la dictature et ouvrant la voie à la démocratie en Espagne]. Ces années-là sont associées à une grande liberté, une véritable explosion, sexuelle, artistique, politique... Pas besoin de le préciser, le spectateur espagnol sait inévitablement en voyant un homme de cet âge, qui plus est un artiste, de quelle époque il vient. J’aime à penser qu’ici, Salvador s’accroche pour la première fois de sa vie de façon aussi forte à son passé. Jusque-là, il avait une vie très active qui l’empêchait de faire le point. Il pensait sans arrêt au prochain tournage. Le voici donc dans un état d’inactivité qui l’angoisse. Il y a face à lui un vide.
Et comme souvent dans votre cinéma, c’est vers la figure maternelle que l’on se tourne dans ces cas-là...
Dans la culture espagnole, elle occupe une place centrale, surtout dans l’éducation des enfants. Tous les gens de mon âge, venant d’un milieu plutôt modeste, ont été élevés par leur mère. Le père devait partir travailler pour nourrir sa famille. Dans Douleur et Gloire, la mère est volontairement idéalisée. Elle est vue à travers le regard d’un enfant. Salvador se souvient de cette époque de l’immédiat après-guerre où beaucoup de familles misérables ont quitté leur région d’origine pour chercher du travail. C’est le cas de ses parents qui s’installent dans cet appartement-caverne, a priori assez glauque. Hors pas du tout. Cette grotte, il en fait un territoire fantastique dans lequel trône sa mère. Pour lui, cette idéalisation traduit la recherche d’une rédemption du personnage adulte. Il a besoin de prendre appui sur la beauté supposée de son passé pour tromper et admettre la tristesse du pré- sent. Cette recherche constante de contrepoint était la base de mon travail sur ce film.
La mère est incarnée par deux actrices, Penélope Cruz et Julieta Serrano, aux profils très différents, comme deux faces d’un même personnage. L’une solaire, en pleine possession de sa jeunesse, l’autre plus sombre à l’approche de la mort. Est-ce un rappel à l’ordre du réel ?
Dans la vie de Salvador tout est réel, puisque tout existe de manière très forte dans son esprit. Il n’y a pas de mensonge. Penélope Cruz est belle, souriante. Elle incarne le désir. Salvador a 9 ans et s’apprête à vivre son premier émoi sexuel en observant le jeune maçon qui fait des travaux chez lui. À l’inverse, le personnage joué par Julieta Serrano incarne une idée de la mort. Pour Salvador, le décès de sa mère va créer une fracture, une blessure qui va l’obliger à se confronter à sa propre fin. Cette maman-là ne lui épargne rien. Mais leur rapport reste très affectueux. L’idée de choisir deux actrices chères à mon cœur, qui font partie intégrante de mon cinéma, me permettait de renforcer ce rapport très intime avec ma propre histoire.
L’idéalisation du personnage justifie la beauté des souvenirs. Pour autant, même lorsque le présent semble plombé, vous êtes constamment à la recherche d’une harmonie visuelle...
J’aime que tout soit beau : les objets, les êtres, les couleurs... Je suis un baroque. Mon amour inconditionnel pour le cinéma hollywoodien des années 50 et 60 guide toute mon esthétique. Les couleurs des films en Technicolor étaient criardes, c’était un feu d’artifice visuel. Idem avec mes actrices et mes acteurs, à moins que le scénario ne le justifie, j’aime qu’ils soient agréables à regarder. L’idéalisation est à double niveau, elle n’est pas seulement visuelle mais aussi et surtout dramatique.
Antonio Banderas incarne-t-il physiquement un double rêvé ?
Il fait, lui aussi, partie intégrante de mon œuvre et de ma vie, puisque nous sommes de véritables amis. Quand je lui ai proposé le rôle de Salvador, je ne lui ai pas caché qu’il était une projection de moi-même. Je lui ai d’ailleurs dit : "Si tu veux t’inspirer de moi pour composer le personnage, n’hésite pas, je ne t’en voudrai pas !" Il a d’emblée refusé. Il a raison, la caricature aurait pu rendre les choses grotesques. Il a déjà ma coupe de cheveux, ce n’était pas la peine d’aller plus loin. Antonio a incarné divers profils de héros dans mes films, souvent des personnages dérangés ou perturbés. Là, il apparaît quand même plus apaisé, même s’il est assailli par certaines angoisses.
Il est beaucoup question d’addictions dans Douleur et Gloire. C’est d’ailleurs le titre du texte de Salvador où il évoque sa passion du cinéma et une rupture amoureuse douloureuse. Êtes-vous dépendant vous-même ?
Si la définition de l’addiction est "quelque chose ou quelqu’un sans qui on ne pour- rait pas vivre au quotidien", alors je suis dépendant du cinéma. J’ai vécu des expériences difficiles et ce sont les films qui m’ont permis de continuer à vivre. C’est une dépendance voulue, pleinement désirée, contrairement aux pâtisseries qui me pro- curent un plaisir immédiat mais dont j’essaie péniblement de me défaire... Il va falloir que je remplace cette addiction-là par une autre, car on ne peut pas laisser une place vide.
Les œuvres des autres contaminent vos propres films à travers de nombreuses citations ou extraits. Dans Douleur et Gloire, on voit à plusieurs reprises Natalie Wood et Warren Beatty dans La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan (1961). Quelles fonctions ont ces références ?
Un rôle très actif. Les citations font partie du scénario dès le départ. Ça n’a rien à voir avec un hommage ou une célébration quelconque. Ces emprunts doivent apporter quelque chose à l’ensemble, s’insérer au drame et permettre à l’action de se poursuivre ou de dialoguer avec les personnages. Je vais vous donner un exemple significatif. Dans Femmes au bord de la crise de nerfs, Pepa, le personnage incarné par Carmen Maura, est une comédienne qui effectue le doublage en espagnol du film Johnny Guitare de Nicholas Ray. Elle est la voix de Joan Crawford. La séquence en question est celle où l’héroïne de ce western se retrouve face à Johnny Guitare, incarné par Sterling Hayden. Commence alors l’un des plus beaux dialogues romantiques de toute l’histoire du cinéma. Or, Pepa vient juste d’être quittée par son amant. Ce même amant devait normalement doubler avec elle cette magnifique séquence. Il a préféré l’enregistrer séparément. Pepa est ainsi obligée d’écouter au casque les répliques de cet homme et de lui répondre. Pour elle, c’est un supplice, elle sait que c’est la dernière fois qu’elle l’entendra lui dire des mots d’amour. C’est déchirant. En m’appropriant Johnny Guitare, je pouvais exprimer de façon intéressante la solitude de mon personnage.
C’est un procédé que vous avez repris dix ans plus tard dans Étreintes brisées, mais cette fois, c’est vous qui avez tourné le film dans le film...
C’est vrai. L’amant du personnage incarné par Penélope Cruz comprend en voyant les rushes du film qu’elle est en train de tourner qu’elle le trompe avec le réalisateur. Elle arrive dans la salle, se pose derrière son amant assis sur le canapé, fait en direct le doublage des répliques et lui avoue tout. C’est un peu identique, vous avez raison.
Et La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan alors ?
Je l’ai découvert enfant, au début des années 60. Je vivais à la campagne dans un petit village et ce film m’a beaucoup impressionné. Il entrait en résonance avec la réalité, notamment la mentalité très conservatrice des gens autour de moi. Tout le monde épiait tout le monde. Celles et ceux qui s’écartaient de ce qui était généralement admis se retrouvaient mis à l’écart. En voyant La Fièvre dans le sang, j’ai pris conscience du poids de l’éducation, de la répression sexuelle. Je n’avais que 12 ans et je ressentais pourtant cela très fort. Je m’identifiais complètement à Natalie Wood, victime du qu’en-dira-t-on. Ce film m’évoque aussi les soirées de cinéma en plein air de ma jeunesse avec cet énorme écran blanc. Nous, les enfants, allions derrière pour faire pipi. Pour moi, le cinéma a toujours eu ce goût improbable d’urine mélangée au jasmin. C’était l’été. Il faisait chaud. Ça explique pourquoi j’ai un rapport physiologique aux films.
Dans Douleur et Gloire, Salvador s’apprête à revoir Sabor, qu’il a réalisé et avec lequel il entretient un rapport difficile. Êtes-vous aussi fâché avec un film ?
Oui, mais je ne vous dirai pas lequel. Je tiens à préciser que généralement, je ne revois pas mes films et je préfère garder à l’esprit la saveur du tournage. (Il fait une courte pause.) Bon, je vais quand même vous donner le titre, ce n’est pas si grave. Il s’agit de La Mauvaise Éducation, car le tournage a été une expérience horrible. Il a fallu l’arrêter plusieurs fois. Avec mon frère, qui produisait le film, nous avons cru que tout allait s’écrouler. Même s’il a été bien reçu par les critiques et le public, cette expérience m’a dévasté. C’est après ce film que je suis allé pour la première fois chez un psy, que j’ai commencé à prendre des anxiolytiques. Pendant quinze ans, je ne voulais plus en entendre parler, jusqu’au jour où la Cinémathèque espagnole m’a demandé de le présenter. Je l’ai revu et j’ai été étonné de ne voir apparaître aucune trace des problèmes que nous avions connus au moment du tournage. Il était même mieux que dans mon souvenir. Avec le temps, mon regard a changé. Un film, c’est comme une personne ou une époque de la vie, il n’est jamais figé.
Et comment s’est passé le tournage de Douleur et Gloire ?
D’une incroyable simplicité, dans la bonne humeur, sans accroc. Évidemment, cela ne veut pas dire que le film est bon pour autant.
Cannes 2019 : Douleur et Gloire, tout un (beau) programme [Critique]
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