Entre Le Livre d’Image en compétition et une conférence de presse happening, Cannes vibre encore et toujours au rythme du Dieu Godard.
Bob Dylan appelle ça le Never Ending Tour. Sa tournée sans fin, entamée quelque part dans les années 80, et qui le dispense de donner à ses concerts une cohérence autre que celle dictée par l’envie de faire ce qui lui chante. Les puristes viennent guetter l’apparition de tel ou tel incunable jamais joué en live, s’enquérir de l’état de la voix du Barde ou de l’apparition d’un nouveau musicien dans le backing-band. Et les spectateurs occasionnels, pas bien informés, râlent parce qu’on ne reconnaît pas bien les refrains, que Bob n’a pas salué le public, et qu’il n’a même pas joué Blowin’ in the Wind.
Godard (le seul à pouvoir rivaliser avec Dylan en termes de mythologie pop et d’arrogance hirsute) a lui aussi son Never Ending Tour – ces films-essais qu’il montre à Cannes depuis trois décennies, un flot ininterrompu de collages casse-tête qui se ressemblent un peu tous, font la joie du fan-club et laissent les autres interdits, à regretter Pierrot le Fou et le Mépris. En langue helvète, « Never Ending Tour » se prononce « For Ever Godard » – c’était écrit sur le T-shirt d’un journaliste assis au premier rang de la projection de presse du Livre d’Image. C’est un spectacle où chacun joue son rôle : les gardiens du temple idolâtrent, la presse mainstream dit qu’on comprend rien, les copains trouvent un prétexte pour sécher. Et nous, alors ? Coincé entre godardisme (on le sait, qu’il est génial) et goguenardise (même dans la fantastique bio d’Antoine de Baecque, on n’a pas pu s’empêcher de zapper les chapitres sur les années Mao), on ne raterait ce genre de moment pour rien au monde. La ferveur qui règne là-bas est unique. Un peu messe, un peu match de foot. Des mecs portent des T-shirts For Ever Godard, on vous dit ! A notre connaissance, ce sont les seules séances de minuit calées à 16h30.
Pas besoin de convaincre qui que ce soit que l’ombre de Godard plane sur le Festival, les festivaliers n'ont qu'à lever les yeux pour voir Karina et Belmondo se faire des bisous sur fond de ciel bleu. Godard règne sur Cannes, depuis toujours, peut-être encore plus depuis qu’il n’y vient pas (le fameux « problème de type grec » de 2010) et que d’autres se chargent de faire des films sur lui (Hazanavicius et le duo JR / Varda l’an dernier). Son ombre dévore tout. Jetez un œil au programme d’hier, même les titres des autres films s’étaient sentis obligés de s’aligner : Girl, Gueule d’ange, Gongjak, O Grande Circo Mistico… Que des titres en (JL) G. Un fan revendiqué du génie helvète, Gaspar Noé, avait fait monter la température godardolâtre d’un cran, quelques semaines avant le début des hostilités, en dévoilant le premier poster bleu-blanc-rouge de son Climax, clairement sous influence de la délicieuse typo pop du Godard sixties. Climax ? Apogée, point d’orgue, extase, orgasme… point G.
L’extase était au rendez-vous du Livre d’Image, du moins si l’on en juge par les comptes-rendus des exégètes, très sensibles à la mélancolie terrorisante de ce mash-up éreintant, une sorte de post-scriptum aux Histoire(s) du cinéma où la voix off du prophète se fait de plus en plus chevrotante et caverneuse. Echo du fracas des siècles et maelstrom de pixels violentés qui donnent immédiatement envie d’écrire en godardien, pour ceux qui ont fait JLG première langue. Sur l’échelle du happening cannois, la conférence de presse en direct du Lac Léman était encore mieux, avec sa scénographie en forme de clin d’œil à l’autre événement du week-end (les 50 ans de 2001) : les intervieweurs défilant devant un smartphone comme les hommes-singes de Kubrick face au monolithe, espérant des bribes de réponse d’une conscience supérieure. On ressortait de tout ça avec un nouveau stock d’aphorismes abscons et des questionnements irrésolus sur l’identité arabe (le sujet du film) et Michael Bay (y a un extrait de 13 Hours dedans). Puis Godard a fermé FaceTime et le Festival a repris son cours normal. En 68 comme aujourd’hui, c’est lui qui décide de l’agenda. The times they are not a-Changin'.
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