Toutes les critiques de La Vérité

Les critiques de Première

  1. Première
    par Thierry Chèze

    Quand un maître du cinéma étranger décide de débarquer en France pour y poser sa caméra, deux sentiments contradictoires viennent se percuter. D’abord, l’excitation de voir de tels cinéastes prendre le risque de sortir de leur zone de confort en espérant creuser différemment le sillon de leur œuvre. Puis, le souvenir de tant de déceptions. Car la liste est longue de ces metteurs en scène qui, en venant sur notre sol, ont perdu de leur superbe, comme empêchés de déployer ce qui fait leur force. Pour ne parler que des Asiatiques, difficile de voir dans Le Voyage du ballon rougeLove and Bruises ou Le Secret de la chambre noire les sommets de la carrière de Hou Hsiao-Hsien, Lou Ye et Kiyoshi Kurosawa. La subtilité de leur cinéma semble perdre tous ses repères dans une culture différente. Sans compter évidemment le problème de la langue et de direction d’acteurs. Comment diriger avec précision des comédiens quand on ne maîtrise ni le vocabulaire, ni la musicalité du français ? Même les plus doués en ce domaine s’y sont fracassés. Impossible d’oublier la manière dont Quentin Tarantino lui-même a plombé dans Inglourious Basterds la carrière de Jacky Ido, si brillant juste avant dans Aide-toi le ciel t’aidera, par ses directions aussi hasardeuses que catastrophiques. Bref, on guettait le débarquement français de Hirokazu Kore-Eda avec ces sentiments mêlés. Et son absence en mai dernier à Cannes, un an après sa Palme d’or pour le merveilleux Une affaire de famille, n’avait pas de quoi rassurer. Mais, disons-le d’emblée, on avait tort dans les grandes largeurs. Cette Vérité constitue même l’exception parfaite à la règle dont on vient de parler. Tant le réalisateur de Tel père, tel fils signe tout à la fois un film 100 % français et 100 % « koreedien ». Tant il s’empare de notre culture et du petit monde de notre cinéma sans renoncer à ses obsessions ni renier sa façon si subtile de conduire ses récits.

    CONCURRENCE
    On suit ici les aventures de Fabienne, icône du cinéma français, dont la publication des mémoires incite sa fille, scénariste à New York, à revenir dans la maison de son enfance. Des retrouvailles agitées placées davantage sous le signe des confrontations que de la réconciliation, alors que la comédienne est en plein tournage d’un film de science-fiction, où elle incarne la fille âgée d’une mère éternellement jeune. L’occasion de faire un sort à des rancunes inavouées et de confronter les vérités contradictoires de chacune. En choisissant de confier le rôle de Fabienne à Catherine Deneuve et en l’entourant du spectre d’une autre comédienne rivale dans sa jeunesse (et sous-entendue plus douée qu’elle) aujourd’hui disparue, Kore-Eda joue brillamment avec le mythe de la star et son lien à sa sœur Françoise Dorléac. Le tout ponctué de clins d’oeil bien sentis sur le petit monde du cinéma français, dont on a le sentiment qu’il en connaît le moindre recoin de chaque arcane. Son regard est plein de malice mais n’est jamais cynique car traversé régulièrement de moments déchirants – ici, un regard perdu, là une confession volée – sur le quotidien d’une actrice, sur ce sentiment d’usurpation qui peut bouffer de l’intérieur même les plus grands, sur cette concurrence qui rend fébrile alors qu’on est censé s’en être libéré depuis longtemps. Cette patte Kore-Eda se retrouve aussi évidemment dans l’exploration de la famille, sujet central de toute son œuvre, qu’il traite comme à son habitude avec une extrême sensibilité sans verser dans la moindre sensiblerie. Les échanges à table où Fabienne balance sur son gendre, acteur américain confiné aux séries B, sont des petites merveilles de perfidie. Et la relation d’amour-haine qui l’unit à sa famille comme à son homme à tout faire est développée avec un sens magistral de l’écriture où non-dits et échanges explosifs se répondent sans jamais bégayer.

    INTENSITÉ
    Enfin, La Vérité est aussi et surtout un régal d’interprétations. Car, au côté de Catherine Deneuve, absolument magistrale, on retrouve une troupe au diapason : de Juliette Binoche à Ethan Hawke en passant par Alain Libolt, Ludivine Sagnier ou encore la magnifique révélation, Manon Clavel. Non seulement, les uns et les autres sont justes, mais leur plaisir de jouer ensemble, de se balancer les pires vacheries comme les plus tendres déclarations d’amour ou d’admiration crève l’écran. Parce que regardées et écoutées par un chef d’orchestre magistral. La petite musique de Kore-Eda n’a rien perdu de son intensité en changeant de continent.