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Witness : l'incroyable histoire du chef-d'oeuvre de Peter Weir

Un regard de gamin perdu

On croit connaître ce film par c?ur. Harrison Ford sous son grand chapeau rond ; la scène de danse hyper sensuelle entre Ford et Kelly McGillis, objet de tous les fantasmes des gamins des 80?s ; la construction de la grange sur la musique de Maurice Jarre ; les yeux ronds du gamin perdu dans la grande ville. Vu, revu, re-revu à la télé dans les années 80, Witness aurait dû n?être qu?un thriller de plus, un polar rural avançant en équilibre entre la violence urbaine et la communauté rétro des amish. Mais dès le début du film, Peter Weir met les choses au point : dans une scène sublime, un enfant découvre à travers la fenêtre d?un train, la ville de Philadelphie. La séquence s?étire ; le gamin ouvre ses grands yeux ronds sur un monde qu?il ne comprend pas, absorbe, imprime, s?étonne? et Peter Weir touche du doigt le ?sense of wonder? (l?expression est de son biographe Michael Bliss), ce moment d?émerveillement et de trouille mêlés qui définit au fond toute sa quête cinéma. Ces instants où la croisée des mondes, la découverte de l??autre? deviennent synonymes d?introspection. Cette préoccupation marquait au fer rouge ses films australiens ; on allait les retrouver dans tous ses longs-métrages à venir. Mais grâce au regard de ce gamin perdu, Weir réussissait à l?inoculer pour la première fois dans la machinerie hollywoodienne. Et ça changeait beaucoup de chose? Mais ne lui dites jamais un truc pareil : <em>"Il y a ce film américain - je ne me souviens jamais du titre - qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale. L?histoire raconte le combat d?un destroyer américain et d?un U-Boat et se concentre sur le jeu du chat et de la souris entre les deux vaisseaux. Le capitaine du bateau et le commandant du U Boat passent le film entier à échaffauder des stratégies pour se tuer. J?ai toujours pensé que j?étais comme ces deux héros, ces deux skippers. Je passe ma vie à essayer de me dépasser, à éviter de couler. Je joue aux échecs seul contre moi-même. Quand on me parle de </em><em>Witness, on me dit : "c?était votre passage à Hollywood, comment avez-vous géré le cap ?". Pendant longtemps je pensais que Hollywood n?avait rien à voir dans cette histoire. Que c?était juste un endroit où jouer contre moi-même."</em>

Débarquement à Hollywood

<em>Witness</em> marque malgré tout un tournant majeur. Ça n?a l?air de rien vu d'ici, mais à la fin des années 70, Peter Weir avait défini la nouvelle vague australienne avec une série de films (fantastiques mais pas seulement) qui l?imposèrent comme le chef de file d?une génération de jeunes loups ayant pour noms George Miller, Bruce Beresford ou Gillian Armstrong. Mettons de côté Les Voitures qui ont mangé Paris (film culte qui a pris un coup de vieux) : Weir signait en l?espace de 4 ans <em>Picnic à Hanging Rock</em> (classique atmosphérique qui impressionna Kubrick), <em>La Dernière Vague</em> (chef-d?oeuvre ésotérique avec Richard Chamberlain en avocat de la cause aborigène) et <em>Le Plombier</em> (exercice de style hitchcockien drôle et flippant). Toutes ses obsessions d?auteur étaient déjà là : les visions initiatiques, l?humanisme spirituel, le déracinement. Il aurait pu continuer longtemps comme ça, mais les années 80 frappent à sa porte au moment où il cherche à prendre de la distance. Le cinéaste tourne en rond et rêve d?horizons nouveaux. Un ailleurs qui se prononce Hollywood. En 79, alors qu?il met un dernier tour de clé à son <em>Plombier</em>, la Warner lui propose de réaliser <em>Les Oiseaux se cachent pour mourir</em>. Il travaille quelques mois sur le script (avec Redford dans le rôle principal) avant de laisser tomber - éc?uré par le côté mélo. Il enchaîne sur d?autres scripts sans plus de succès, mais tourne dans la foulée <em>Gallipoli</em> et surtout <em>L?Année de tous les dangers</em>. En revoyant cette histoire d?amour sur fond de coup d?état Indonésien, on se dit que l?ampleur romanesque, le sens du contexte et le génie des scènes de foule ne laissent aucun doute : la suite de sa carrière devait forcément être hollywoodienne. Dommage : le film est un échec. Cuisant. Remontée, redoublée, la version sortie en salle aux US lui laisse même un goût amer. Il a joué - contre lui ?-, il a perdu. Il s?accroche : <em>"Ça a été compliqué. Mais j?avais envie de me frotter à Hollywood, envie de trouver un sujet qui me permettrait de partir. Vous savez, j?ai fait mon premier voyage en 65. Une traversée de 5 semaines en bateau et ça m?a donné à jamais un sens de la distance et une envie d?expériences. Ça a façonné ma vie? Après</em> L?Année de tous les dangers<em>, je sentais qu?il fallait que je mette les voiles."</em>

Un immense cinéaste est né

A l?arrivée, <em>Witness</em> est un énorme succès pour Weir, son passeport pour sa carrière américaine ; c?est aussi l?un des meilleurs films d?Harrison Ford de la décennie. C?est surtout l?acte de naissance d?un immense cinéaste. <em>Witness</em> fut essentiel pour le cinéaste parce qu?il l?obligeait à creuser son obsession de l?épure et, utilisant un matériau qui ne venait pas de lui, peaufinait ses thématiques, ceux de <em>La Dernière Vague</em> qui annoncent <em>Le Cercle des Poètes disparus</em> et <em>Master and Commander</em>. En réalisant <em>Witness</em> à Hollywood, Weir marquait surtout sa volonté d?accéder à un langage plus universel, plus direct. Plus classique. Prenez la scène de danse entre Kellys McGillis et Harrison Ford. Là où n?importe quel autre réalisateur aurait appuyé, insisté lourdement, Weir se contente de regards, de frôlements et de mise en scène. <em>"Ce que j?ai essayé de faire, c?était de revenir au Code Hays. A l?époque, le cinéma était soumis à une censure incroyable et les réalisateurs devaient être inventifs pour montrer l?attirance sexuelle entre leurs personnages. Résultat les films étaient incroyablement romantiques. Ce que j?ai fait sur ce film, c?est de m?imposer le code Hays, pour retrouver ce feeling"</em>. Juste un baiser. Des gros plans. Et des regards.<em>Witness</em>. Le témoin. Le titre de ce polar lambda transcendé par Weir en dit finalement très long sur son cinéma. Le regard, la quête, la dialectique entre celui qui voit et celui qui transmet. C?est le c?ur de sa filmo, le "sense of wonder" dont on parlait. Un émerveillement qu?il ne pouvait mettre en scène qu?à Hollywood. Définitivement plus qu?un endroit où jouer contre soi-même, il faut croire.

Un rôle d'artisan

Dans ses mémoires, Feldman assure qu?il avait pensé dès le début à Peter Weir. Manque de bol, à l?époque, le cinéaste est en pré-production sur <em>Mosquito Coast</em>. Le producteur se rabat alors sur d?autres réalisateurs et se tourne vers John Badham avant d?aller voir David Cronenberg. <em>"Effectivement,</em> se souviendra le cinéaste canadien, <em>on m?avait proposé le film. Mais j?ai tout de suite dit non ! J?aurai raté l?adaptation? Je savais que la structure du film demandait une idéalisation de la culture Amish alors que pour moi, c?était une société hyper répressive, une communauté pour laquelle je n?avais strictement aucune affection. Je n?aurais pas pu laisser penser que leur vie était le paradis et que la grande ville représentait l?enfer. Je n?y croyais pas. Comme souvent, j?ai refusé pour un problème moral, quasi philosophique"</em>. Et comme souvent aussi, le projet finit par prendre la poussière dans les cartons de Feldman? jusqu?à ce que <em>Mosquito Coast</em> tombe à l?eau.Weir travaille depuis plus d?un an sur l?adaptation du roman de Paul Théroux. Le sujet (le refus fanatique du monde moderne et le retour à la nature d?une famille américaine) l?obsède. Littéralement. Weir pense à Jack Nicholson pour le rôle du père illuminé et a déjà un script finalisé. Il est au milieu de la jungle d?Amérique centrale pour des repérages quand <em>"un matin, Hellman</em> (son producteur NDLR) <em>arrive pour nous annoncer que le film ne se ferait pas? J?étais dévasté. J?avais besoin d?oublier ça. C?est là que je me suis souvenu de la proposition de Feldman. J?aimais beaucoup l?idée de base, je sentais que, si je ne me ratais pas, je pouvais éviter tous les pièges du script. J?avais envie de faire ce film. Mais pour être tout à fait honnête, j?avais surtout besoin de prendre du champ. Je pensais que c?était une bonne idée de ne pas tourner un film qui m?obsédait. </em>Mosquito Coast<em> m?avait vacciné? Je voulais faire comme les réalisateurs des 40?s qui acceptaient tous les projets que les studios leur proposaient"</em>. Présenté comme ça, pour Weir, <em>Witness</em> se résume à une équation simple : l?appel d?Hollywood combiné à son désir de jouer les Yes Man. <em>Witness</em> lui permettait de se concentrer sur la technique, le processus de fabrication plutôt que sur l?acte créatif lui-même. Si c?est un choix par défaut, ce projet rejoignait au fond la philosophie profonde du cinéaste. Dans une interview accordée quelques années plus tard, Weir évoquait sa rencontre avec un potier japonais pour les besoins d?un documentaire : <em>"Pour lui, il n?y avait pas d?art, ce n?était que du métier. Il fallait travailler, travailler, en attendant que de temps à autre, les Dieux touchent vos mains sans qu?on puisse jamais savoir quand cela aurait lieu"</em>. L?artisanat comme forme d?immanence ? 

Amish vs. western

En 1984, les Dieux se tournent en tout cas vers cette histoire d?Amish. Et très vite, le film se monte. La collaboration entre la star et son réalisateur est harmonieuse : <em>"</em>Witness <em>me paraissait très bon. Et Harrison et moi étions d?accords sur tout"</em>. Que l?ancien charpentier et le fan de poterie japonaise se retrouvent sur un film qui parle de retour à la terre, d'innocence avec une scène - culte - d'ébénisterie, rien de plus normal. Les deux hommes ont la même approche du film : <em>"J?ai tout de suite aimé la simplicité de Peter nous confiait récemment la star. La manière très évidente qu?il avait d?aborder les problèmes. Il ne cherchait pas à en faire des tonnes et se mettait au service de l?histoire"</em>. <em>"Le challenge, assurait le cinéaste, c?était de gérer l?histoire avec autant de grâce que possible. Le reste ? Le fond ? Pas besoin d?y toucher"</em>. Au fond, la grande force de Weir, c?est de s?être concentré sur les personnages et le drame. Ici, c?est l?histoire qui exprime les thèmes. Le travail de Weir consistait à la raconter du mieux possible, à se concentrer sur la love story entre le flic et la jeune amish, sur le récit d?initiation du gamin et sur l?enquête immersive de son héros. Les allégories existentielles ? La parabole biblique (qui annonce Les Chemins de la liberté) ? <em>"C?est là, c?est bon. Avec Harrison, nous savions qu?il fallait juste donner une peu plus de corps à l?aspect Amish du film. Ce qui nous plaisait c?était la chance de montrer la collision entre les deux mondes. Si le film a fonctionné, c?est parce qu?on a réussi à trouver un équilibre miraculeux entre Harrison, Ed et moi. Je dis Ed, parce que sa présence a été vraiment bénéfique : c?est un vieux loup du showbiz et dès que ça devenait trop Amish justement, il me rappelait qu?on faisait en fait un western et qu?il fallait une ou deux fusillades de plus"</em>.

L'incroyable histoire de Witness

Du petit au grand écran

C?est là qu?Edward Feldman entre en scène. Producteur de télé et de cinéma, surtout célèbre pour avoir travaillé sur le <em>Lolita</em> de Kubrick, Feldman possède les droits d?un script intitulé <em>Called Home</em> depuis 1983. A l?origine, il s?agit d?un épisode jamais réalisé de la série TV <em>Gunsmoke</em> écrit au début des années 70 par William Kelley et Earl Wallace. "Pigs Man" (le titre de l?épisode) racontait comment un lonesome cowboy défendait une jeune et belle amish menacée par des hors la loi, se faisait blesser et partait dans sa communauté pour récupérer? Après avoir remanié leur histoire, Kelley et Wallace transforme "Pigs Man" pour une autre série, <em>How The West Was Won</em>, avant de la reprendre, de la moderniser et d?en tirer un script de long-métrage qu?ils font circuler à Hollywood. Feldman tombe dessus, adore l?idée de ce flic propulsé dans la communauté Amish et propose le scénario à tous les studios. Refus catégoriques. On trouve l?histoire trop rurale ou trop métaphysique. Trop banale? Feldman tente alors de signer des stars - réussit à convaincre Harrison Ford qui se cherche des rôles plus sérieux et trouve le financement.Ne manque plus qu?un réalisateur.  

Ce soir, la chaîne câblée Paramount Channel a la bonne idée de diffuser à 20h40 l'un des fleurons de son catalogue : Witness, témoin sous surveillance, le chef-d'oeuvre de Peter Weir, avec Harrison Ford, Kelly McGillis, Lukas Haas, Alexander Godunov, Viggo Mortensen et Danny Glover.Véritable tour de force cinématographique à la genèse compliquée, Witness est au final une réussite totale qui se voit aussi bien comme un polar, un thriller, un film écolo ou un drame, mélangeant tous les genres avec brio. Mais avant d'être le chef-d'oeuvre du cinéma américain que l'on connaît, la production fut un vrai casse-tête pour le cinéaste australien fraîchement débarqué à Hollywood.A l'occasion de la diffusion de ce grand film des années 80, Première vous propose de découvrir l'incroyable histoire de Witness