Judo de Johnnie To
Carlotta

Durant trois jours, le vidéoclub en ligne de l’éditeur Carlotta propose un long-métrage inédit du cinéaste hongkongais. Judo est une comédie en forme de ballet où les corps virevoltent pour ne pas sombrer.

« Ce film est dédié au grand cinéaste Akira Kurosawa », nous apprend le dernier carton de ce Judo, inédit de 2004 du hongkongais Johnnie To que Carlotta propose en exclusivité ce week-end sur sa plateforme VOD, le vidéoclub. Commençons donc par là. Bien que partiellement mutilé par la censure, La légende du grand Judo, premier long-métrage d’Akira Kurozawa (1943), impressionne de bout en bout. Le futur cinéaste des Sept samouraïs y resserre un récit pourtant ample avec un sens de l’ellipse délirant, frisant l’abstraction. L’épisode de la chaussure du héros abandonnée après un combat que l’on va suivre ballottée ici et là au fil des saisons, exprime d’emblée la futilité de l’existence, la force du destin et le caractère immuable du temps qui passe. Une séquence qui trouve un écho puissant lors du duel final dans une plaine battue par le vent, où le ciel nuageux écrase les combattants. Kurosawa - 32 ans au moment des faits – sait déjà que son écriture sera bâtie autour de ce rapport de force entre une intimité forcément blessée et une élégance propre à défier la tragédie de l’existence. L’action de cette Légende du grand Judo se passe à la fin du XIX siècle et repose sur l’incessant affrontement des représentants de différentes écoles d’art martiaux pour obtenir le droit d’assurer la sécurité intérieure du Japon. Au milieu de ces luttes de pouvoir, le jeune héros Sanshiro, sera partagé entre l’amour d’une femme et la volonté d’honorer ses devoirs de combattant. Voilà pour le premier Kurosawa.

Akira Kurosawa, des remakes à la pelle

Un trio d’âmes en peine

Pas besoin d’avoir bien en tête le film en question pour apprécier ce Judo - qui outre l’hommage revendiqué – n’est ni un remake, ni une quelconque variation. Tout au plus, quelques signes, ici et là, témoignent du respect du hongkongais pour le maitre nippon. C’est plutôt une bonne nouvelle, puisque To n’a jamais eu vraiment besoin de s’appuyer sur qui que ce soit pour bien faire. Ainsi sa relecture apocryphe du Samouraï melvillien en 2009, Vengeance, avec Johnny Hallyday en nouveau Delon, possédait une grâce et une virtuosité propres à son auteur. Le héros de ce Judo ne présente pas les signes d’une jeunesse fougueuse comme celui de Kurosawa. Il boit jusqu’à plus soif, gère en titubant une boîte de Jazz à Hong Kong et se contrefout des appels du pied d’un jeune adepte d’arts martiaux pour défier cette ancienne gloire du Judo. Quant à la jeune femme qui va se placer au centre du récit, c’est une ambitieuse aussi perdue et tête brulée que les deux autres. L’intrigue de Judo tourne autour de ce trio d’âmes en peine, soucieux d’aller au bout de leurs rêves, qu’ils soient éthyliques (pour le premier), guerriers (pour le deuxième) ou artistiques (pour la troisième qui rêve de percer dans la chanson).  

Interview de Johnnie To à la sortie de Vengeance

To dont la carrière a explosé tardivement en Occident au début des années 2000 avec la découverte de P.T.U, Breaking News ou encore le diptyque Election, s’est tout de suite imposé comme un maître trouvant sans problème une place parmi les gloires HK : Tsui Hark, Ringo Lam et bien-sûr John Woo. Judo date justement de cette golden period et seule la vitalité de To, capable de signer trois voire quatre longs métrages la même année, a dû empêcher son exploitation. Chez To, tout est d’abord affaire de style et chaque séquence est envisagée comme un ballet où les couleurs des néons et la lumière tamisée des réverbères sur la chaussée, enveloppent des êtres devenus des ombres. C’est beau, limpide et de cette grâce crépusculaire naît une douce ironie, voire du pur cynisme (l’humour qui se dégage de l’ensemble joue magnifiquement du pathétique des personnages).

Des vampires éclairés aux néons

Contrairement aux héros de Kurosawa, ce n’est pas l’honneur d’une culture qui étouffe les protagonistes mais un individualisme forcené. Et de fait, le Japon de la fin du XIXe a très peu à voir avec la mégapole hongkongaise en col blanc du début du nouveau millénaire. Pourtant, To garde ses distances avec le « grand » monde. C’est une faune de petits truands qu’il filme avec respect, des hommes et des femmes des bas-fonds, ne vivant, tels des vampires, que la nuit. Les rares plans de jour, filmés en plongée et probablement à la volée, sont ainsi surpeuplés de « vrais » gens totalement étrangers au récit. La nuit, comme dans un film noir américain, réveille les fantômes d’une ville figée et inquiétante. Quant au combat final dans des herbes folles et géantes, il n'a rien à envier au légendaire Judo dont il s'inspire. Mieux vaut To que jamais.

Le film est disponible du vendredi 8 au dimanche 10 mai à l'adresse suivante: https://levideoclub.carlottafilms.com/