Peut-on imaginer le travail de Salgado autrement qu’en noir et blanc ?J’ai vu quelques une de ses photos en couleurs. Elles semblent avoir été faites par quelqu’un d’autre. Elles datent de ses tout débuts de jeune photographe, lorsqu’il recevait ses premières commandes de voyages pour les grands magazines. Il lui arrivait de faire quelques photos en couleur mais il a très vite arrêté. Il s’est rendu compte que la couleur mentait, qu'elle n’arrivait pas à rendre l’essence de ses voyages, des gens et de villes qu’il photographiait. Personnellement, j’ai fait le parcours inverse. Jusqu’à 1983, je ne photographiais qu’en noir et blanc, et subitement, j’ai découvert le négatif couleurs et depuis, je n’ai plus touché le noir et blanc. Je ne pourrais pas trouver le cadre, je serais mal à l’aise.Dans ses photos, on retient en premier lieu le sujet et l’émotion qui s’en degage, mais derrière, il y a une expérience et un savoir-faire énormes. Que représente, dans votre appréciation de Salgado, la place de la technique ?Avec le temps, il a développé une technique pour élargir la gamme du noir et blanc et en extraire toute la richesse. Mais il le fait de telle sorte qu'on reconnaît toujours sa patte entre mille. Au début du Sel de la terre, il y a un plan où on voit Salgado assis sur un petit rocher regardant le paysage de son enfance. J’ai donné ce plan à l’étalonneur de Salgado en lui demandant d’essayer d’appliquer sa méthode habituelle. Si je l’avais fait moi-même, j’aurais travaillé une quinzaine de minutes sur ce plan pour détailler un nuage, accentuer le contraste, et bien détacher le personnage au milieu. L'étalonneur a passé une journée dessus. Et le lendemain quand il me l’a montré, j’étais bouche bée tellement il y avait de profondeur. A l’intérieur de chaque nuage, il y avait un univers. Il n’a rien ajouté, il a simplement révélé l’incroyable richesse d’information présente dans l’image. C’est le seul plan traité par le labo de Sebastiao, et il est d'une beauté infernale. Je pourrais le mettre en boucle et le regarder pendant des heures. J’ai été étonné que ce travail puisse se retrouver au cinéma, mais on ne peut pas l'étendre à l'échelle d'un documentaire, sachant qu'il faudrait passer une journée sur chaque plan. Cette expérience m’a fait comprendre le soin qu’il investit dans chaque image.Vous avez eu besoin d’inventer un procédé spécifique pour faire parler Salgado en même temps que vous montriez ses photos. Comment avez-vous développé ce système ?C’était un peu par nécessité. J'avais déjà tourné depuis des semaines avec Sebastião, dans son bureau, dans son labo, dans sa cuisine. On avait toujours un tas de photos, ou des bouquins, et on a passé en revue tous ses travaux. On avait toujours trois cameras, une sur lui, une sur moi et une sur les photos. Je me suis rendu compte que chaque fois qu’il regardait une photo et qu’il parlait, il y avait quelque chose de particulier dans son regard. Au contraire, lorsqu’il me regardait ou qu’il regardait la caméra, une certaine routine avait remplacé l’innocence de la mémoire. Au bout de quelques semaines, j’ai compris que le film n’était pas dans ce que j’avais tourné. La bonne situation était le photographe sans caméra ni interlocuteur. Il regarderait en même temps les photos et le spectateur. Comment y arriver ? Pouvait-il disparaître complètement dans son oeuvre ? C’est ce qui nous fait inventer la chambre noire. On a pris un outil très banal qui est le téléprompteur, sauf qu’au lieu de programmer du texte, on a programmé des images sur cet appareil qui est un miroir semi transparent. Salgado était donc seul avec sa mémoire dans cette chambre face à ses propres photos, et grâce au miroir, il ne voyait plus la caméra, ni moi qui passais les photos. C’est ainsi qu’on a refait en 15 jours toute sa trajectoire, de ses débuts jusqu’à Genesis.Comment vous situez-vous dans le débat qui oppose le numérique et l’argentique ?En tant que cineaste, j’ai choisi il y a longtemps le numérique. Jusqu’au bout du monde a été le premier film de l’histoire du cinéma à utiliser des moyens numériques pour produire les séquences de rêve. Buena Vista Social Club a été le premier documentaire entièrement tourné en numérique. Pina en 3D a été rendu possible grâce au numérique. Il y a longtemps que je ne regrette rien de l’argentique. En tant que photographe, ma position est à l'opposé. La photographie telle que je l’ai connue enfant, et telle que je la pratique en couleur depuis 1983, cette photographie représente une unité de création, c’est-à-dire un moment unique fixé sur le négatif. Le négatif est alors la preuve directe d’un dialogue qu'on a établi avec une personne ou un paysage. Et il y a pour moi quelque chose de sacré dans cet acte parce qu'il est irréversible, et qu'il a laissé des traces. A partir du négatif et de la planche contact, on peut vérifier combien de fois j’ai photographié, combien de photos étaient ratées. Quand la photo numérique est apparue, j'ai essayé une centaine d'appareils et je les ai tous donnés à des copains parce que ça ne m'intéressait pas. J'étais particulièrement dérangé par la posssibilité de voir immédiatement le résultat sur le petit écran au dos de l'appareil : cette fonction coupe le dialogue et détruit le mystère. D'autre part, le numérique permet de réinventer la réalité, de créer des paysages qui n'existaient pas, et beaucoup de photographes contemporains cèdent à cette tentation, simplement parce que c'est possible. Je pense qu'il faudrait trouver un autre mot pour qualifier ce qu'ils font, parce que c'est un acte fondamentalement différent. C'est le contraire qui m'intéresse dans la photo. Et les photos que je fais, de paysages, de maisons, de stations service, sans les retoucher, elles ne sont pas comprises, c'est un langage qui s'est perdu.Lorsque vous faites des photos couleurs, vous arrive-t-il de scanner les diapos pour les retoucher avec l'ordinateur, ou faites-vous directement des tirages papier ?Je fais les deux. Mais quand je travaille sur des grands formats panoramiques de 5 mètres de long sur 2 de haut, il n'existe pas d'instrument numérique pour faire de telles impressions. Alors, le traitement est fait par une femme qui projette l'image sur le papier tendu sur un mur, et si on veut obscurcir ou éclaircir une partie de l'image, elle fait des mouvements avec son corps de la même façon que ce qu'on faisait avec des caches dans les chambres noires. Là, elle fait des danses incroyables devant les photos, mais ce sont des techniques traditionnelles. Pour les plus petits formats, je peux faire des scans, qui me permettent de retravailler les couleurs un peu plus précisément. Mais je ne change ni les cadrages, ni les détails.Sachant que vous préférez la couleur et l'argentique, ce n'est pas la peine de demander ce que vous pensez de l'appareil numérique qui ne fait que du noir et blanc ?Ah, mais je l'adore ! C'est le Leica monochrom. Je l'ai offert à ma femme Donata parce qu'elle ne travaille qu'en noir et blanc, et ce boîtier donne des fichiers époustouflants parce qu'il est dépourvu d'un filtre utilisé pour la couleur, ce qui permet d'améliorer considérablement la qualité. Arriflex a utilisé une technologie comparable qui permet de filmer uniquement en N et B et le résultat est là aussi magnifique.Vous seriez prêt à tourner avec cette caméra ?Oui, j'ai un projet en cours avec cette Arriflex. Je le ferai en souvenir d'Henri Alekan. Il aurait été au 7ème Ciel s'il avait connu les possibilités de cette camera !Interview Gérard DelormeLe Sel de la terre est actuellement dans les salles Voir aussiLe top 5 noir et blanc de Wim Wenders© Sara Rangel / NFP*
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