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Le cinéaste nous parle (incroyablement bien) de son superbe portrait de femme fragmenté.

D’où vient l’envie de réaliser Orpheline ?
Depuis quelques films j'avais conscience d’une faiblesse dans mon travail : je n’avais jusqu'ici pas porté autant d'attention aux personnages féminins qu'aux personnages masculins. J'ai donc demandé à Christelle Berthevas, coscénariste de Michael Kohlhaas, si elle accepterait de me confier son histoire personnelle, qu'elle m'avait déjà racontée par morceaux. Je voulais partir d'une vie réelle, non d'un roman ou d'une nouvelle. En me plaçant sous l'autorité sensible de celle qui avait traversé ces événements. Je savais à quel point ce début de vie de femme avait été cruel, sombre, excessif et je désirais raconter cette histoire qui me paraissait exemplaire. Vivre moi-même, puis faire vivre au spectateur, la lutte d'une femme pour sa liberté.

Qu’est-ce qui vous intéressait particulièrement dans cette histoire ?
Le fait qu'elle était pour moi triplement "exotique". C'était l'histoire d'une femme. Racontée par elle-même. Et cette femme était issue d'un milieu — rural et populaire — que je ne connaissais pas.

Orpheline : un antiportrait de femme vertigineux

Quand vous utilisez le mot exotisme, c’est au sens littéral ?
Oui. Au sens de sortir de soi-même. D'être emmené loin de ce qu’on connaît. À chaque film, j’essaie de m'éloigner du seul horizon que mes expériences biographiques me permettent de connaître. C’est ma raison de faire du cinéma. De plus en plus. Pour vivre « d’autres vies que la mienne » - comme le dit ce très beau titre d'un roman d’Emmanuel Carrère.

C’était donc déjà le cas pour Michael Kohlhaas ?
Oui. À chaque fois, j'essaie de partir dans la direction opposée du film que je viens de faire. La vie est courte. Réaliser des films est une occasion extraordinaire de vivre des aventures. De vivre des choses entièrement neuves. De faire des choses qu’on ne sait pas faire. Gertrude Stein disait : « Si on peut le faire, pourquoi le faire ? ». Sur Michael Kohlhaas, j’ai dû inventer, trouver des solutions nouvelles. Parce que je n'avais aucune idée de comment on fait des scènes d'action, ou comment on représente le XVIème siècle, ou comment on filme des gens à cheval. Du coup j'ai fait un film qui me ressemble. Pareil pour Orpheline : je ne savais pas comment raconter cette histoire à partir de souvenirs, forcément fragmentaires, de la vie d'une personne. Il a fallu inventer une autre manière de raconter.

Et ?
Nous avons progressivement organisé ces fragments autobiographiques autour de quatre âges de la vie d'une femme. Une petite fille et une adolescente vivant à la campagne, une jeune fille montant à Paris puis une jeune adulte s'engageant dans la vie de couple et le monde du travail. Quatre temps suffisamment denses et développés pour être relatés en profondeur, mais à rebrousse temps. Comme une poupée russe, il faut ouvrir la femme pour y trouver la jeune femme, la jeune femme pour y trouver l'adolescente, l'adolescente pour y trouver l'enfant, petite fille de six ans dont la vie bascule lors d'une tragique partie de cache-cache. Tout le projet consistait à être fidèle à la toute première émotion que j’ai ressentie quand Christelle m’a raconté son histoire. Christelle m'avait raconté son histoire dans le désordre, en se concentrant sur les moments les plus forts. Sans me dire ce qui s'était passé entre ces moments. C’est de là qu’est venue l’idée d’un film fragmentaire. De mon désir de faire vivre au spectateur ce que j’ai ressenti quand j’ai reçu ce récit.

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Vous pourriez caractériser cette émotion ?
J'avais peur pour elle, rétrospectivement, et en même temps je l'admirais. J'aurais voulu la connaître à cette époque de sa vie. Et je m'identifiais à elle. Très fortement. Ce qui n’est pas rien dans ce cas, puisqu'il s’agit d’un personnage féminin qui vit des expériences purement féminines – physiquement, émotionnellement. J’ai été bouleversé par le caractère extrême de ce qu’elle traversait à tous les âges de sa vie. C’était un personnage qui ne se percevait pas comme une victime. Ca aussi, ça me touchait. J’en ai conçu pour elle une grande admiration et en essayant de m’expliquer cette admiration j’ai compris qu’elle était en fait une véritable héroïne de la vie quotidienne. Dans le film, je l’ai traitée comme ça : comme une héroine.

Pourquoi avoir choisi de partager le personnage entre plusieurs actrices ?
C’est la suite logique de ce que je viens de vous dire. Je ne cherchais pas à créer des passerelles artificielles entre les trois âges autour desquels s’agrègent les expériences les plus fortes de l’héroïne. Très vite, j’ai su qu’on aurait recours à quatre actrices différentes qui allaient chacune représenter, incarner un de ces moments. C’est venu très vite. Avant même que le scénario ne prenne sa forme définitive. C’est une décision d’écriture étroitement liée à une décision de mise en scène. Alors qu'aujourd'hui tout est possible avec les effets numériques ou le maquillage, à mes yeux, le plus extraordinaire au cinéma reste le réel. C'est la reconstruction numérique qui est devenue une chose banale. C'est juste de l'argent. Pour Michael Kohlhaas je voulais que mes acteurs sachent monter à cheval. Qu’on ait de réelles intempéries dans la montagne. Qu’un poulain naisse pour de vrai sous nos yeux en temps réel. Je cite souvent l’exemple de Spielberg. Même lui, pour Cheval de guerre, malgré tout l’argent dont il dispose, les effets spéciaux… même lui se contente de faire naitre son personnage principal d'un coup de baguette magique, dans une coupe entre deux plans ! Il ne s'est même pas donné les moyens — faute de patience ? — de le faire naitre sous nos yeux. Nous si. Voilà mon luxe. Voilà la plus grande richesse du cinéma que je défends. J’ai essayé d’appliquer cette règle sur Orpheline en prenant au sérieux la particularité de chaque âge de l’héroïne et en refusant toute tentation de « reconstruction » numérique. Je les ai vus, ces films avec un personnage incarné par un seul comédien qu’on suit de l'enfance à la vieillesse grâce aux trucages numériques. Les personnages sont totalement dénués de vie. Aujourd’hui, les spectateurs sont éduqués. Ils savent parfaitement reconnaître ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Non seulement les gens ne sont pas dupes, mais il y a une perte émotionnelle immense : plus on peut faire de choses, moins elles ont de valeurs. Plus elles sont fabriquées, moins elles émeuvent. Le réel a de plus en plus de prix au cinéma. Et pour bien raconter cette histoire, j’avais besoin que mes actrices soient réelles, qu’il n’y ait pas de bidouilles. Je devais avoir accès à des corps réels, à des visages réels. Je ne pouvais pas tricher. C’était impossible pour le cinéma que je pratique d’avoir une actrice qui couvre les 20 ans de vie du personnage.

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L’intérêt c’est aussi que ces quatre actrices qui interprètent un même personnage sont tellement différentes qu’elles donnent d’elle des facettes différentes.
Vous avez parfaitement raison. Au casting, si je recherchais la ressemblance physique entre les actrices, alors, leur ressemblance prendrait le pas sur toute autre qualité. Ce qui me semble débile. Parce que si le plus important c’est qu’elle se ressemblent, alors le plus important n’est pas qu’elles soient bonnes ! Et j’avais avant tout besoin de très bonnes actrices. J’ai donc choisi de prendre les meilleures. Mais ce choix vérifiait aussi une autre chose que je tenais à montrer en réalisant ce film. C'est le fait qu’on n’est pas qu’un au cours d'une vie. Qu’une vie est faite de plusieurs vies. Que tout être a été plusieurs êtres. La licence poétique qui consiste à utiliser plusieurs actrices pour un même personnage, permettait donc aussi, comme vous le remarquez, de montrer que, oui, un être est constitué de plusieurs êtres. Todd Haynes a choisi de raconter Bob Dylan avec des acteurs différents, des hommes, des blacks, des femmes. Il a été très loin dans ce registre et c'était plein de sens. Les peintres cubistes le disaient aussi : il n’y a pas qu’une seule place, qu’un seul angle, pour dessiner une personne. On doit tourner autour du sujet. C’est un peu ce que j’ai fait, un portrait cubiste.

Cela donne un aspect presque « ludique » au film, un peu à la Resnais
J’ai lu votre critique dans le magazine. Je suis désolé mais je suis loin d'être un inconditionnel de son cinéma. J’ai vu la plupart de ses films, mais je ne me sens pas particulièrement de parenté avec ce cinéma. On me parle parfois de Chris Marker – surtout pour mes documentaires – ça, je le comprends mieux. Resnais… Non. Vraiment. Je reviens finalement à Gertrude Stein, que j’ai beaucoup lue et qui m’habite profondément depuis longtemps. Elle cherchait en littérature ce que je cherche en cinéma. Dans ses romans, ou sa poésie, elle a trouvé une forme, basée sur le principe de répétition, où elle raconte presque toujours la même chose mais toujours un peu différemment. Avec ces subtiles différences, elle témoigne de ce qu’est un être dans le temps, un être vivant, un être qui bouge, qui respire, qui vit. Toujours un peu le même et toujours un peu différent. C'est ça un être. C'est ce que j'essaie de faire avec Orpheline.

On en revient à la fameuse phrase : « le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde »
C’est ça : dans ces 24 battements par seconde, les photogrammes ont l’air d’être les mêmes mais ils sont tous différents. Pour creuser la question de l’identité - qu’est-ce qu’un être ? - il faut autant représenter ses « ressemblances » que ses différences. Au cours de l’écriture on a imaginé un personnage qui se ressemblait, on a construit sa cohérence. Et en le travaillant avec les actrices, on a amené la part des différences. C’est la fusion entre l’écriture et la réalisation qui fait qu’on se rapproche d’un être vivant, quelqu’un qui n’est pas obsédé par le fait de se ressembler. Qui vit sans se poser la question « Suis-je bien fidèle à moi-même ? ». Personne, dans la vie, n'agit, ne parle, en prenant soin de se ressembler. Allez fouiller dans l'album photo de votre grand-mère. Certaines se ressemblent. D'autres paraissent être celles de personnes résolument différentes. C'est tout le mystère de l'identité. Un être humain ne peut pas être représenté de manière complètement satisfaisante par un biopic traditionnel qui prête à un personnage un même corps ou un même visage pendant 2h de film représentant vingt ans de sa vie. Un être est, réellement, objectivement, constitué de plein d’êtres qui sont autres. C’est ce que raconte le film. Et ça ne vient pas de Resnais. C’est venu d’une pensée de tous les jours, en regardant mes enfants grandir, ou en me regardant dans la glace. En ce moment, le matin, quand je me vois, je vois mon père. Et quand on me filme, je fais des gestes avec mes mains qui me rappellent mon frère. Pourtant, c’est moi ! Et sans doute suis-je fait de mon père, de mon frère et de bien d'autres êtres que je hais ou que j'aime ou que j'ai simplement rencontrés. Le cinéma est un medium extraordinaire pour raconter ça. Vous ne trouvez pas que ces quatre filles font cette personne là ? Qu’elles font cette orpheline ?

Totalement. Pour en revenir à l’aspect ludique je disais par ailleurs que votre film fragmenté donnait aussi l’idée d’un voyage à travers différents genres de cinéma. Comme si chaque segment visitait les codes du cinéma français : on a un segment « noir », un segment plus « mélo naturaliste » et le « récit d’initiation »….
Mais ce n’est pas comme ça que je l’ai conçu ! Pas du tout. C’est drôle d’ailleurs ! Je vais vous dire… je ne suis pas cinéphile – en tout cas, je ne suis pas ce qu'on appelle un cinéaste cinéphile. Je n’ai jamais pensé à Resnais ou à d’autres cinéastes dans la conception d’Orpheline. J’ai pensé à des choses très concrètes. Tous les exemples concrets que je vous ai donnés sont des exemples qui m’ont mené à la forme actuelle du film – mon reflet dans la glace, mes enfants qui grandissent, mes mains… Le cinéma doit essayer de dire quelque chose de ça, qui est une expérience de vie. Votre question, là, sur les genres cinématographiques, c’est une question qui est d’ordre culturel, et qui n’est jamais rentrée dans mes considérations. Mais vous n’êtes pas le seul. Lorsque je suis allé défendre le scénario devant une commission du CNC, on m’a dit : « Le film traverse presque tous les genres cinématographiques, pouvez-vous nous dire quelque chose à ce sujet ? ». Je n’y avais pas pensé. Pas une seule seconde. Il se trouve simplement que l’histoire qu’on voulait raconter était suffisamment riche, suffisamment chaotique pour qu’en suivant cette gamine, on traverse des endroits différents, des univers variés, qui finissent peut-être par vous donner à vous, critique de cinéma, l’idée qu’on joue avec les genres – mais c’est simplement une conséquence de l’histoire qu’on voulait, que l'on devait raconter. On traverse des univers de films de genre, mais on n’en fait pas un film de genre. Le film ne change pas d’identité en cours de route. Il ne "joue" jamais à être autre chose que ce qu’il est. Il n’y a pas d’ambition « ludique » dans ce film.

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C’est fou parce qu’une part du plaisir « romanesque » que j’ai pris devant votre film vient de cet aspect ludique que vous semblez refuser…
Mais si j’ai voulu raconter cette histoire, c’est bien parce que je la trouvais romanesque ! J’ai eu une vie d’enfant sage, par rapport à cette fille. Et c’est probablement parce que j’ai eu une vie sage que j’ai eu envie de raconter cette histoire. Quand Christelle m’a raconté son histoire, de manière très égoïste, l’une de mes premières pensées a été de me dire que c’était plus grand que nature. C’était du quotidien, ancré, concret. Et en même temps c’était puissamment romanesque. Ample, épique. Mais consciemment, je n’ai pratiqué aucun jeu de cinéphile ! Il y a certainement un rapport inconscient avec certains cinéastes qui m’ont précédés. Mais je suis parti de la vie quotidienne. Maintenant, ces ressentis, différents, le vôtre et mille autres, me satisfont pleinement. C’est pour ça que je fais du cinéma. Orpheline est constitué de ce qu’il dit autant que ce qu’il ne dit pas. De ce qu’il montre autant que de ce qu’il cache. Je fais des films dans le but de raconter des histoires, non pas à tous, mais à chacun. J’aime qu’il manque des choses dans un film, pour qu’il y ait de la place pour l’imaginaire de chaque spectateur. J’essaie de raconter des histoires à l’oreille de chacun. Et ce n’est pas un hasard si les films qui m’ont le plus marqué sont ceux qui font marcher mon imaginaire. Que je me suis le plus appropriés. Et qui avaient le plus de mystère. Quand je raconte une histoire, je fais appel à l’imagination du spectateur qui doit devenir un co-créateur, co-constructeur. Le spectateur fait le film qui lui convient, ou qui correspond à sa sensibilité. Vous êtes cinéphile et c’est en tant que cinéphile que vous avez été ému, que vous avez joui ou joué avec Orpheline. Parce qu’il y a la place dans le film pour chaque spectateur qui le veut.

C’est pour ça que le film épouse le point de vue du personnage principal ?
Oui ! Le film n’est pas omniscient. Ce que le personnage ne sait pas, le film ne le sait pas et le spectateur non plus. Mais le spectateur continue de travailler pendant le film. Il devine, il hallucine (parfois il croit voir des choses qui n’y sont pas). Un film c’est une expérience sensible. Pour moi, faire un film c’est moins raconter une histoire que faire vivre une expérience sensible au spectateur. L’expérience intellectuelle, ce n’est pas ce qui définit absolument un film. Un film, c’est d’abord des images et des sons. J’ai longtemps pensé qu’il fallait avant tout raconter une histoire au cinéma. Mais plus j’avance dans mon expérience de cinéaste, plus la part du sensible devient essentielle. Mes premières amours étaient les idées et la littérature, et progressivement, à travers mes films documentaires et mes films de fiction, je me suis dirigé vers une démarche plus sensible que rationnelle ou intellectuelle. Je veux toucher les gens ! Je revoyais un court sujet du critique d’art Hector Obalk qui évoquait un tableau de Monet. Il parlait d’une sensation de réel extrêmement forte à partir de touches qui, si on s’approche, sont presque abstraites. Et c’est incroyable comme Monet réussit à transmettre son émotion de manière sensible. Il y a des sons dans ce tableau, il y a des odeurs, il y a du printemps. Il y a même des émotions érotiques. J’aimerais faire du cinéma comme ça. Je voudrais que mes films viennent toucher le spectateur. Physiquement.

D’où l’importance accordé au son dans Orpheline ?
Oui, j’ai envie de déborder le cadre de l’image. Le son touche physiquement le spectateur. Ce sont des ondes qui viennent frapper le tympan. Alors que la sensation d’être touché par l’image est moins grande. Cocteau, à qui un journaliste disait que ce qu'il y avait de formidable dans le cinéma, c'est que c'était un art de l'évasion répondait à ce cliché que pour lui, c’était exactement le contraire. Le cinéma est un art de l'invasion du spectateur par le film. Le film envahit le spectateur. Va en lui. C’est un métier fou que celui de cinéaste. Parce que mon désir, c’est d’aller au fond de vous. Le plus au fond possible. Pas tant au moyen du sens, de la signification, du message, qu'au moyen des sens. Je veux vous faire vivre quelque chose. Avant, je pensais que le sens était très important. Qu’il fallait que je dise ce que je pense du monde. Avec une forme d’autoritarisme sur le spectateur. De plus en plus, je pense que les gens sont grands. Et surtout qu’ils sont libres. Je veux que le spectateur soit libre. Qu’il se promène à l’intérieur de mes films. Qu’il les vive à son gré. À sa guise. Et je me rends compte que c’est mon projet politique. Je veux partager quelque chose. Pas l’imposer.

Orpheline d'Arnaud des Pallières est actuellement en salles. Bande-annonce :