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Le Français a remporté son deuxième Oscar la nuit dernière.

Le compositeur français Alexandre Desplat a remporté la nuit dernière à Los Angeles le deuxième Oscar de sa carrière dans la catégorie Meilleure musique. Celui qui a composé pour Jacques Audiard, Wes Anderson, et plus récemment Guillermo del Toro, avait commenté sa filmographie pour Première.

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Regarde les hommes tomber (Jacques Audiard, 1994)

Compositeur de musiques de films depuis le milieu des années 80, Alexandre Desplat fait une rencontre décisive en la personne de Jacques Audiard, dont il deviendra un collaborateur régulier, de Un héros très discret à De rouille et d’os. C’est le premier film d’Audiard et, pour le musicien aussi, un nouveau départ.

"C’est le premier film où je peux m’exprimer avec un peu d’espace. La première fois que j’arrive à mixer des influences, à les cristalliser – Bernard Herrmann, George Delerue, Nino Rota, beaucoup d’autres… C’est le film le plus sombre de Jacques, autant dans l’histoire que dans la manière de filmer. Il y a beaucoup de nuit, de choses invisibles. Et la musique joue le rôle de la lumière. Et du mouvement. Elle accompagne le mouvement des personnages à travers le temps. L’idée géniale du film, ce sont ces deux temps parallèles, qui ne vont pas à la même vitesse, jusqu’à ce que les personnages se retrouvent. La musique a donc un rôle à jouer rythmiquement. Jacques ne voulait pas que la musique soit trop mélodique, qu’on puisse la siffler en sortant du film. Le cinéma de Jacques est sec, violent, tendu, et la musique que j’écris vient ouvrir un espace beaucoup plus lyrique, un lyrisme contenu mais où l’émotion est autorisée. La musique autorise le spectateur à accepter l’émotion."

La jeune fille à la perle (Peter Webber, 2003)

L’un des premiers films étrangers de Desplat, une nomination aux Golden Globes à la clé : le début de sa mise en orbite internationale.

"En 2000, j’avais fait La Défense Loujine, avec John Turturro, un film inconnu, mais qui m’avait permis d’écrire une musique très lyrique, parce que c’était une grande histoire d’amour. J’attendais un autre film où je pourrais m’exprimer de la même manière, montrer ce que j’étais capable de faire en terme de lyrisme contenu, et ça a été La jeune fille à la perle. Ici, le thème chante, on peut le retenir, mais je ne laisse jamais la musique dégouliner, envahir l’écran. Je reste à distance. Le film a imposé ce style que j’essayais de construire avec Jacques depuis plusieurs années. C’est d’ailleurs après avoir entendu la musique de Sur mes lèvres que le réalisateur de La jeune fille à la perle a fait appel à moi. Puis Stephen Frears, ensuite, qui avait lui aussi été séduit."

Birth (Jonathan Glazer, 2004)

B.O. géniale d’un chef-d’œuvre méconnu, Birth témoigne de la versatilité du talent de Desplat.

"Quand Birth m’a été proposé après La jeune fille à la perle, ça me permettait à la fois d’agrandir mon spectre orchestral – parce que j’aivaisun orchestre symphonique complet, et d’utiliser ce que je développais dans les films de Jacques, la musique répétitive, mais en la reprenant à mon compte. C’est-à-dire ne pas être dans des cellules répétitives, obsessives et mécaniques, dans un dogme, comme pouvaient l’être Glass, Reich ou Nyman, mais en faire autre chose. J’ai essayé d’utiliser dans Birth un motif répétitif – les quatre flûtes du générique – mais l’orchestre symphonique, lui, n’a rien à voir avec ce que faisait les minimalistes répétitifs. Je sors du dogme et j’utilise la richesse de l’orchestre, accroché à ces cellules répétitives. Le film n’a pas de succès, mais la musique, elle, en a beaucoup. Elle m’ouvrira d’autres horizons."

The Ghost Writer (Roman Polanski, 2010)

Desplat est devenu le compositeur attitré de nombre de cinéastes importants : Audiard, Frears, Clooney, Wes Anderson… Et Polanski, dont il a signé tous les scores depuis celui de The Ghost Writer.

"Je crois que pour Polanski, la perte de Krzysztof Komeda (le compositeur fétiche du cinéaste polonais, auteur des thèmes du Bal des Vampires et de Rosemary’s Baby, est mort prématurément, en 1969) a été très difficile. Il avait une relation créative et amicale avec lui absolument unique. Komeda pouvait écrire tout type de musique – un petit opéra, du jazz, de la musique symphonique, une petite pièce étrange, tout – et il n’a pas retrouvé ça dans ses autres collaborations. Même s’il a eu du plaisir à travailler avec Vangelis ou d’autres. Je crois qu’il a retrouvé un peu de ça avec moi. J’ai cet humour, j’ai cette faculté à jouer avec n’importe quel petit objet musical sans être frustré. The Ghost Writer, c’est notre première collaboration. La plus étrange. Il était en prison pendant la moitié de l’enregistrement du score. C’est mon premier film avec Roman Polanski et je ne peux pas lui faire écouter la musique que j’ai écrite ! C’était horrible. Quelle pression. Ça s’est avéré une réussite mais c’était miraculeux."

Harry Potter et les reliques de la mort – 1ère et 2ème parties (David Yates, 2010-2011)

La légende dit que c’est après avoir découvert le premier Star Wars qu’Alexandre Desplat décida de se consacrer à la musique de film. En 2010, il reprend directement le flambeau en succédant à Williams au générique de la saga Harry Potter.

"John Williams est mon idole vivante. J’ai rencontré George Delerue. J’ai rencontré Maurice Jarre. J’aurais adoré rencontrer Nino Rota. Mais John Williams, c’est vraiment le maestro. J’ai hâte de retourner à Los Angeles pour boire un verre avec lui dans son club de golf de Bel-Air. C’est le plus génial. Il peut tout écrire. Tout faire. Il a pris le relais des grands compositeurs des années 50, pour qui il a joué quand il était pianiste : Herrmann, Mancini, Steiner, Waxman. Il vient de là. Et il réinvente cette musique. Il est le seul. Jerry Goldsmith a pris une autre voie, un peu différente, même si on peut bien sûr mettre leur carrière en parallèle. Pour Harry Potter, la pression était maximale : comment je vais m’en sortir ? Comment reprendre le thème de Williams sans l’abîmer ? J’ai adoré faire ça, c’était super, un orchestre immense, des chœurs, un monde génial om tout est possible… J’ai failli à nouveau succéder à Williams sur Rogue One, mais le film a pris tellement de retard, j’ai dû décliner. Luc Besson m’attendait pour Valérian."

The Tree of Life (Terrence Malick, 2011)

La rencontre avec le génie / ermite / gourou texan. Mais comme Sean Penn, Alexandre Desplat sera très largement coupé au montage…

"Je n’avais vu que quelques images du film. J’écoutais les désirs de Terrence, il m’indiquait des directions différentes, et je lui faisais des propositions, qu’il aimait en général beaucoup. Pendant deux ans, entre les films pour lesquels je travaillais, j’ai écrit pour Terrence, et il choisissait ce qu’il aimait. Puis on a enregistré une sélection de ce qu’il avait aimé, à Paris, à Londres, et j’ai laissé avec cette musique, comme un acteur quitte un film après le tournage, sans savoir ce qui va demeurer. Mais Terrence a eu du mal à se défaire des musiques temporaires qu’il avait placées sur le film, du Berlioz, du Mozart, du Bach, du Wagner, qu’il a finalement gardées. C’est son droit. De mon côté, j’ai compilé sur un disque les musiques que j’avais composées, qui à mon avis correspondent à l’âme du film. Ce serait intéressant de voir un jour The Tree of Life avec ces musiques-là."

Moonrise Kingdom (Wes Anderson, 2012)

En 2014, The Grand Budapest Hotel vaudra un Oscar à Desplat. Mais sa première collaboration avec Wes Anderson, Moonrise Kingdom, est aussi une célébration, avec ce générique de fin anthologique qui « déconstruit » la musique du Français, façon Piccolo, Saxo et Cie.

 "J’étais surpris, je ne savais pas qu’il avait fait ça. Je l’ai découvert le soir de la première, à Cannes : « and now we will demonstrate the orchestration of Mr Desplat’s musical suite ». Surprise totale. C’était génial ! On s’amuse bien avec Wes. Visuellement, musicalement, il a un monde unique. Ce qui est génial avec lui, c’est le no limit. Rien n’est impossible. On peut tout essayer. D’ailleurs on essaye tout : la partie de piccolo, on la donne aux marimbas, la partie de cor, on la donne aux contrebasses. Ça marche ou pas, on essaye. C’est toujours singulier. Dans le film qu’on vient de finir, L’Ile aux chiens, l’instrumentation n’a rien à voir avec ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. C’est simple : dans ma carrière, il y a les films de Wes, et les autres."

Monuments Men (George Clooney, 2014)

Un tournant pour Alexandre Desplat : compositeur du film, il passe devant la caméra pour donner la réplique à Matt Damon le temps d’une scène.

"George (Clooney) et moi, on s’est rencontrés sur Syriana, qu’il produisait, puis il a joué dans Fantastic Mr Fox, j’ai composé Les Marches du Pouvoir, et on est devenus amis. Sans forcer. J’ai ma vie à Paris, lui à Los Angeles, donc c’est pas comme si j’étais devant sa porte tous les soirs. Pendant l’écriture de Monuments Men, il m’a appelé : « J’ai écrit une scène avec un paysan français qui porte un foulard. Comme tu portes des foulards et que tu es Français, c’est pour toi. » C’était rigolo. Mais ça tombait pile au moment où je devais diriger un concert à Paris. J’ai dû faire un choix, j’ai décliné le concert, ça a fait un peu scandale, mais je ne voulais pas briser mon amitié naissante avec George, il aurait été trop déçu. Sinon, Monuments Men m’a valu mes critiques les plus virulentes. Les journalistes n’ont pas compris que cet hommage aux scores d’Elmer Bernstein (Les Sept Mercenaires, La Grande Evasion) était à prendre au huitième degré. J’avais composé cette musique pour déconner ! Ils ont cru que j’avais perdu la tête."

La Forme de l’eau (Guillermo del Toro, 2018)

Première rencontre avec l’esthète du beau bizarre. Un triomphe. Et son deuxième Oscar.

"Même si Guillermo travaille pour Hollywood, n’oubliez pas qu’il est mexicain. Le sang latin nous réunit. Il a une sensibilité extrême, c’est quelqu’un de très très très sensible. Nos discussions portaient beaucoup sur l’émotion. On ne voulait pas être dégoulinants non plus ! Quand j’ai découvert le film, j’ai eu la sensation d’un flot ininterrompu. La caméra est toujours en mouvement, il n’y pas un seul plan fixe, c’est donc une mise en scène extrêmement musicale. Et puis il y a le merveilleux : les références du film, Shirley Temple, le musical, tout nous ramène à ça. J’avais deux références européennes en tête : George Delerue et Nino Rota. Delerue pour le lyrisme, la légèreté, la liberté de ses valses. Rota pour la poésie, la délicatesse, la sophistication, l’orchestration invisible, la très grand force mélodique. C’est eux, comme souvent, qui délimitaient mon terrain de jeu."