Toutes les critiques de Suzume

Les critiques de Première

  1. Première
    par Sylvestre Picard

    Selon la religion shinto, la terre du Japon est avant tout celle des kamis : des divinités qui habitent tous les recoins du pays -les ruisseaux et les rochers, les fleuves et les montagnes. Et la force surnaturelle de chacun de ces kamis est parfois nigimitama (force bienveillante), parfois aramitama (force brutale). La construction et la destruction : c’est cette dynamique qui propulse Suzume, l’héroïne du film, sur la trace d’un kami malicieux, prenant la forme d’un chat parti ouvrir une série de portes disséminées dans tout le Japon ; portes qui ouvriront la voie à une série de désastres gigantesques… portes qui sont toutes situées dans des lieux abandonnés, des ruines où l’on doit être à l’écoute des fantômes du passé pour pouvoir accomplir le rituel fermant les portes de la destruction. Que des belles idées, en somme.

    Suzume est avant toute chose un fabuleux road trip adolescent, rythmé par les alertes séisme apparaissant sur les smartphones, où l’héroïne traverse le pays d’ouest en est, de porte en porte, aidée par une série de rencontres fortuites ; une leçon de narration autant qu’une leçon de technique visuelle, bref une vraie leçon de cinéma puisque le mécanisme du film ne le ligote pas : il s’agit au contraire de surfer dessus. Shinkai s’amuse avec les propres codes de l’entertainment nippon : Sôta, le beau gosse doté du pouvoir surnaturel de fermer les portes, est transformé en une chaise à trois pieds par le kami-chat, ce qui donne l’un des plus beaux personnages du cinéma d’animation jamais vus. Cette apparente distance, un brin ironique, avec sa forme explique peut-être pourquoi Suzume n’a pas été le vainqueur absolu de l’année cinéma 2022 au Japon : bien que très lucratif en salles, il s’est fait battre au box-office par deux animes issus de franchises très populaires, Jujutsu Kaizen 0 et One Piece Film : Red. Et par Top Gun : Maverick, aussi.

    Tous les vingt ans, les deux plus grands sanctuaires shinto du Japon, situés dans la ville d’Ise, sont détruits volontairement pour être reconstruits (depuis plus de 1500 ans, d’après la tradition). De la même façon, Suzume désamorce la hantise de la destruction, qui n’est plus vue comme un châtiment (au temps pour les analyses voyant dans Hiroshima et Nagasaki la source inévitable de l’obsession japonaise pour les grands badaboums) mais comme une partie nécessaire de la grande dynamique de la vie. Rien que ça ?  « Ce cycle est inhérent à la société japonaise », nous expliquait Shinkai en interview. « A cause des tremblements de terre, forcément, la plupart des villes sont toujours détruites à un moment donné. Tokyo a été dévastée il y a cent ans, Kobe en 1995… On répète toujours la même chose : détruire et reconstruire. »

    Suzume surfe à pleine bourre sur cette dynamique qui manquait dans Les Enfants du temps (2019), qui avait la lourde tâche d’être le film d’après Your Name et qui courait un peu trop à la recherche de la même évidence pop, de la même clarté narrative et visuelle. L’épatant triomphe de 2016 qui a fait de son réalisateur un cinéaste, un vrai, ne le limite plus. Suzume n’est pas plus un auto-remake de Your Name qu’il n’est une redite obsessionnelle des thèmes qui travaillent Shinkai. Suzume est d’une absolue évidence, et raconte quelque chose de très compliqué de la façon la plus simple qui soit. En fin de compte, Suzume se suffit à lui-même et n’a pas besoin de nos longs commentaires alambiqués : le film affirme tout simplement que la force créatrice est autant question de création que de destruction. Autant nigimitama qu’aramitama.