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Les années 70, la San Fernando Valley, un garçon qui rencontre une fille… Paul Thomas Anderson n’aurait-il pas déjà fait ce film-là ? Avec Licorice Pizza, le réalisateur est très clairement de retour sur les terres de Boogie Nights, Magnolia et Punch-Drunk Love, sa « trilogie de la Vallée de San Fernando », du nom de cette gigantesque banlieue de Los Angeles où il a grandi, séparée du reste de la ville par les collines de Hollywood. PTA revient à ses premières amours, donc, après avoir beaucoup voyagé dans le temps et dans l’espace, de la Californie du début du XXème siècle (There Will Be Blood) au Londres fashion des années cinquante (Phantom Thread), en passant par l’Amérique traumatisée de l’après-Seconde Guerre mondiale (The Master) et celle, défoncée, de l’après-68 (Inherent Vice). Long périple esthétique au cours duquel il se sera définitivement débarrassé de l’influence écrasante de ses maîtres (Altman, Kubrick, Scorsese) et imposé comme l’un des grands sphynx du cinéma US contemporain. La première beauté de Licorice Pizza est de le voir revenir au monde de sa jeunesse, de son apprentissage, riche de la hauteur de vue stylistique qui est désormais la sienne, et débarrassé ce qui plombait ses premiers longs métrages, cette envie de bander les muscles, de montrer sa force. Ce neuvième opus clame l’envie d’être comme un premier film, comme une première fois, une nouvelle œuvre de jeunesse, depuis son argument (une romance un peu weirdo qui commence au lycée, le jour de la photo de classe) jusqu’à son (fabuleux) duo de débutants en tête d’affiche : Alana Haim, musicienne que PTA avait déjà dirigée dans des clips mais qui n’avait jamais joué la comédie, et Cooper Hoffman, fils de Philip Seymour Hoffman, qui fait ses débuts à l’écran.
Licorice Pizza sera donc un film de pur plaisir, loin des casse-tête métaphysiques parfois intimidants dont son auteur avait fini par se faire une spécialité, une balade seventies donnant l’impression d’avoir été tourné les mains dans les poches, un sourire rêveur aux lèvres. L’argument ? Boy meets girl. Lui, Gary Valentine, est un ado acteur, beau parleur, un peu frimeur. Elle, Alana Kane, dans sa vingtaine, est un peu trop vieille pour lui, mais va tomber sous le charme de son bagout, tout en prenant un malin plaisir à lui tenir tête. S’ensuivent des aventures à la fois anecdotiques et totalement homériques, dérisoires et grandioses – comme à peu près tout ce qui arrive à ces âges-là. Gary se lance dans le commerce de matelas à eau, un business en plein essor dans un L.A. encore parfumé au patchouli, puis tente d’aider Alana à percer dans le milieu du cinéma, avant que les deux ne se retrouvent à travailler pour la campagne électorale d’un candidat à la mairie de Los Angeles. C’est tout ? Ah, oui : Gary va aussi ouvrir une salle de flippers. Et la Californie va subir de plein fouet les effets du premier choc pétrolier. On reconnaîtra dans le déroulé apparemment sans queue ni tête de cette histoire le goût d’Anderson pour une forme de surréalisme light, poésie absurde de fumeur de joints et d’admirateur de Pynchon, qui enchaîne les situations bizarroïdes comme on passe du coq à l’âne. Licorice Pizza obéit à une logique enfantine et se déroule dans un monde dont les adultes sont quasiment absents – un peu comme si le Neverland de Peter Pan avait été délocalisé dans les faubourgs de Hollywood. Et quand les vieux entrent en scène, ils sont en général montrés comme des figures bouffonnes, ou bigger than life, irréelles dans tous les cas – extraordinaires apparitions de Sean Penn, Tom Waits et Bradley Cooper en fossiles show-biz. C’est un monde où les whizz-kids, les gamins plus malins que la moyenne, font la loi et inventent leurs propres règles. Alana et Gary s’essaieront tour à tour à la libre entreprise, à l’entertainment et à la politique : une sorte de trilogie des grandes occupations américaines, des promesses californiennes, mais envisagées ici comme des passades, de simples divertissements teenage. Comme si le rêve américain, celui après lequel court la plupart des personnages de PTA jusqu’à en devenir fous, n’était au fond qu’un jeu.
Reconstituant ici le paysage de son enfance (il avait trois ans en 1973), dirigeant le fils de son acteur fétiche décédé, invitant ses propres enfants et sa femme Maya Rudolph à l’écran, multipliant les clins d’œil aux dynasties hollywoodiennes (apparitions de la fille de Spielberg et du papa de Leonardo DiCaprio !), Paul Thomas Anderson ne signe pas forcément pour autant ici son Once upon a time… in Hollywood. La clé secrète de Licorice Pizza est peut-être biographique, intime, mais le film est beaucoup moins grevé par la mélancolie d’un monde disparu que le Tarantino. Au contraire : il semble empli de la joie simple de pouvoir le reconstituer, puis l’explorer à loisir. Les références culturelles, surtout, sont beaucoup moins surplombantes que chez QT. Il y a certes ici plein de clins d’œil pour encyclopédistes pop, des memorabilia en pagaille, des marquises de cinéma annonçant le dernier James Bond… On appréciera sans doute encore plus le film si on reconnaît Jon Peters (producteur, coiffeur pour stars et ex-mari de Barbra Streisand) derrière l’accoutrement de Bradley Cooper, si on regarde le personnage joué par Sean Penn comme un miroir déformant de William Holden, ou si on a déjà entendu parler de Lucille Ball ou du politicien Joel Wachs. Mais tout est fait de manière tellement décontractée que le plaisir n’est jamais parasité par l’avalanche citationnelle. A l’image de ce titre, Licorice Pizza. A l’origine, il désigne une chaîne de magasins de disques des années 70-80, dans lesquels on imagine que PTA allait faire ses emplettes quand il était ado. Mais on ne croise pas une seule de ces glorieuses échoppes dans le film. La « pizza au réglisse » n’est pas une enseigne, pas un nom de code pour happy few, mais un état d’esprit. Elle désigne le monde irréel des souvenirs, ce sentiment que tout peut arriver et que l’été pourrait ne jamais finir. Une croyance adolescente que peu de films auront aussi glorieusement capturée que celui-ci.