Première
par Christophe Narbonne
« Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » En 1995, La Haine se concluait par ces mots terriblement prémonitoires, dix ans avant les émeutes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil qui allaient embraser la banlieue parisienne. Ladj Ly, petit gars de Montfermeil qui y a documenté une bavure policière en 2008, a décidé à son tour de prendre les armes pour raconter « sa » banlieue. Issu du collectif Kourtrajmé (qui a révélé Kim Chapiron et Romain Gavras, le tout sous le parrainage de Vincent Cassel), Ly est tout sauf un novice : il a signé plusieurs documentaires militants in situ tout en coréalisant, avec Stéphane de Freitas, le remarqué À voix haute en 2017. Son style est celui du cinéma-guérilla, caméra légère à l’épaule, au plusprès des gens et des situations – qui traduit d’ailleurs un sentiment d’urgence plus proche du style remuant d’End of Watch de David Ayer que de celui, très composé, de La Haine de Mathieu Kassovitz.
PASSE TA BAC D’ABORD
D’entrée, on est pris à la gorge, à bord du véhicule de patrouille de trois flics de la Brigade anticriminalité (BAC) qui sillonne les quartiers de Montfermeil, dans le 93. Il y a là Chris, le chef de groupe grande gueule et vanneur, Gwada, le colosse taiseux, et Stéphane, un rookie dépassé venu de province qui, pour son premier jour de service, va découvrir une réalité dont il était loin de s’imaginer le déroulement tragique. Respectivement interprétés par l’électrique Alexis Manenti (par ailleurs coscénariste), l’impressionnant Djebril Didier Zonga et l’imprévisible et fuyant Damien Bonnard, ils incarnent l’ordre mais un ordre sans véritable hiérarchie ni plan de bataille. L’anarchie y est en jachère, prête à éclore et à redistribuer les cartes de la violence, de la morale et de la justice. L’enregistrement par un drone d’une bavure commise dans l’affolement d’un attroupement mal maîtrisé va en révéler non seulement la nature ambiguë, mais aussi celle des différentes forces en présence.
TOUS DANS LE MÊME BATEAU
Si on voulait faire vite, on résumerait Les Misérables par « La Haine vu du côté des flics ». Ce serait un peu réducteur tant le film de Ladj Ly s’escrime à cartographier le plus précisément possible la France des quartiers : celle des flics de terrain (obligés d’outrepasser leurs fonctions), celle des grands frères (un peu à la traîne), celle des chefs de cité (accrochés à leur trône), celle des religieux (arrogants mais respectés), celle des enfants (incontrôlables) et, un peu, celle des parents (absents ou fatalistes). Le film montre notamment que tout le monde passe son temps à donner des gages aux autres, à tempérer des situations potentiellement explosives, à asseoir son autorité, à défendre son pré carré, bref à maintenir un équilibre manifestement instable. « Le Maire » autoproclamé de la cité demande ainsi des services aux flics qui en attendent en retour, sous l’œil sévère du chef spirituel de la communauté, un ancien voyou désormais barbu. Les enfants dans tout ça ? Ce sont les principales victimes de cette pax romana de façade qui absorbe les adultes et les laisse livrés à eux-mêmes, précipitant le quartier dans le chaos. La dernière demi-heure, la plus dingue, certainement la plus polémique, est une démonstration de force cinématographique (on pense au cinéma viril de Walter Hill) qui restitue avec sauvagerie l’atmosphère de guerre urbaine ressentie lors des émeutes de 2005. Quand La Haine montrait la faillite de la République et de la prévention, Les Misérables dénonce une autogestion précaire et irresponsable. Dans les deux cas, le futur est sombre comme en témoigne le dernier plan, terriblement angoissant.
Première
par Christophe Narbonne
« Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » En 1995, La Haine se concluait par ces mots terriblement prémonitoires, dix ans avant les émeutes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil qui allaient embraser la banlieue parisienne. Ladj Ly, petit gars de Montfermeil qui y a documenté une bavure policière en 2008, a décidé à son tour de prendre les armes pour raconter « sa » banlieue. Issu du collectif Kourtrajmé (qui a révélé Kim Chapiron et Romain Gavras, le tout sous le parrainage de Vincent Cassel), Ly est tout sauf un novice : il a signé plusieurs documentaires militants in situ tout en coréalisant, avec Stéphane de Freitas, le remarqué À voix haute en 2017. Son style est celui du cinéma-guérilla, caméra légère à l’épaule, au plusprès des gens et des situations – qui traduit d’ailleurs un sentiment d’urgence plus proche du style remuant d’End of Watch de David Ayer que de celui, très composé, de La Haine de Mathieu Kassovitz.
PASSE TA BAC D’ABORD
D’entrée, on est pris à la gorge, à bord du véhicule de patrouille de trois flics de la Brigade anticriminalité (BAC) qui sillonne les quartiers de Montfermeil, dans le 93. Il y a là Chris, le chef de groupe grande gueule et vanneur, Gwada, le colosse taiseux, et Stéphane, un rookie dépassé venu de province qui, pour son premier jour de service, va découvrir une réalité dont il était loin de s’imaginer le déroulement tragique. Respectivement interprétés par l’électrique Alexis Manenti (par ailleurs coscénariste), l’impressionnant Djebril Didier Zonga et l’imprévisible et fuyant Damien Bonnard, ils incarnent l’ordre mais un ordre sans véritable hiérarchie ni plan de bataille. L’anarchie y est en jachère, prête à éclore et à redistribuer les cartes de la violence, de la morale et de la justice. L’enregistrement par un drone d’une bavure commise dans l’affolement d’un attroupement mal maîtrisé va en révéler non seulement la nature ambiguë, mais aussi celle des différentes forces en présence.
TOUS DANS LE MÊME BATEAU
Si on voulait faire vite, on résumerait Les Misérables par « La Haine vu du côté des flics ». Ce serait un peu réducteur tant le film de Ladj Ly s’escrime à cartographier le plus précisément possible la France des quartiers : celle des flics de terrain (obligés d’outrepasser leurs fonctions), celle des grands frères (un peu à la traîne), celle des chefs de cité (accrochés à leur trône), celle des religieux (arrogants mais respectés), celle des enfants (incontrôlables) et, un peu, celle des parents (absents ou fatalistes). Le film montre notamment que tout le monde passe son temps à donner des gages aux autres, à tempérer des situations potentiellement explosives, à asseoir son autorité, à défendre son pré carré, bref à maintenir un équilibre manifestement instable. « Le Maire » autoproclamé de la cité demande ainsi des services aux flics qui en attendent en retour, sous l’œil sévère du chef spirituel de la communauté, un ancien voyou désormais barbu. Les enfants dans tout ça ? Ce sont les principales victimes de cette pax romana de façade qui absorbe les adultes et les laisse livrés à eux-mêmes, précipitant le quartier dans le chaos. La dernière demi-heure, la plus dingue, certainement la plus polémique, est une démonstration de force cinématographique (on pense au cinéma viril de Walter Hill) qui restitue avec sauvagerie l’atmosphère de guerre urbaine ressentie lors des émeutes de 2005. Quand La Haine montrait la faillite de la République et de la prévention, Les Misérables dénonce une autogestion précaire et irresponsable. Dans les deux cas, le futur est sombre comme en témoigne le dernier plan, terriblement angoissant.