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Dix ans après Le Vent se lève, qui était accompagné d’une hâtive rumeur de retraite artistique d’Hayao Miyazaki, l’arrivée du nouveau film de l’immense cinéaste japonais constitue un événement majeur. Désormais âgé de 82 ans, Miyazaki a longuement soigné ce douzième long métrage autour duquel flottait un parfum de mystère. Tout juste savait-on que la trame narrative s’appuierait sur le roman Le Livre des choses perdues de John Connolly et sur un livre japonais de 1937 de Genzaburō Yoshino intitulé Et vous, comment vivrez-vous ? (titre conservé par le film en version originale). Et c’est effectivement un fascinant croisement d’influences et de tonalités qu’offre ici le réalisateur de Mon voisin Totoro et Princesse Mononoké. Si Le Vent se lève exprimait avec inquiétude les doutes intimes du cinéaste face au pouvoir destructeur de la création (on y suivait un brillant ingénieur ayant mis au point de puissants avions de chasse, ce qui évoquait aussi le père de Miyazaki, directeur d’une entreprise aéronautique pendant la Seconde Guerre Mondiale), Le Garçon et le Héron frappe quant à lui d’emblée par son souffle universel et son émotion communicative. Tout débute par un vaste incendie nocturne provoqué par un bombardement qui pousse le jeune Mahito à courir au milieu des rues pour tenter de rejoindre sa mère à l’hôpital. Mais le destin en décide autrement et la mère du garçon trouve la mort dans les flammes. La stupeur qui se dégage de cette introduction sonne comme un hommage au Tombeau des lucioles, déchirant film de 1988 (situé comme Le Garçon et le Héron pendant la Seconde Guerre Mondiale) signé Isao Takahata, cofondateur avec Miyazaki du studio Ghibli et décédé en 2018. Un autre motif autobiographique plane sur le film quand on sait que la propre mère d’Hayao Miyazaki souffrait de tuberculose et dût être soignée jusqu’à sa mort. Marqué par le deuil, le récit voit ensuite Mahito quitter Tokyo avec son père pour s’installer dans le village où sa mère avait grandi. Au milieu d’un luxuriant domaine, le garçon de 11 ans observe le couple nouvellement formé par son père et la soeur de sa défunte mère. Se sentant isolé, Mahito rencontre alors un étrange héron qui se cache dans une tour ; l’animal, qui paraît d’abord agressif, va progressivement guider Mahito dans un monde peuplé de fantômes et de secrets magiques.
Miyazaki prend son temps pour nous initier à cet univers aux multiples ramifications où s’entrechoquent présent, passé, futur, fantasmes, rêves et cauchemars, mais la profondeur de cette épopée spirituelle finit par nous cueillir entièrement. Encore plus foisonnante et cryptique que celle du Voyage de Chihiro, la faune du film fait coexister terribles perruches et douces servantes âgées aux identités mouvantes. Le cheminement du jeune héros convoque en cela Alice au pays des merveilles ou Le Labyrinthe de Pan, mais le magistral déploiement de l’inconscient miyazakien ne ressemble décidément à nul autre. Au-delà de la dimension écologiste chère au cinéaste, la spécificité du film concerne la notion de transmission ; à travers la figure d’un grand-oncle démiurgique, Le Garçon et le Héron s’interroge sur l’avenir réservé à la planète et se demande s’il est possible de réenchanter le monde. Miyazaki questionne par là sa propre destinée : trouvera-t-il des héritiers ou l’univers filmique qu’il a créé disparaîtra-t-il avec lui ? Habité par ces puissantes questions, cette fable qui traite de survivance en devient follement grisante. Loin de tout renoncement, le cinéaste nous laisse libres d’interpréter les derniers plans de cette œuvre éblouissante. On n’en attendait pas moins du grand maître de l’animation, qui semble ici plus apaisé et inspirant que jamais.