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Notre critique du film de Damien Chazelle qui entre dans l’histoire avec un record de nominations aux Oscars.
Broadway, ses néons, ses artifices, ses matinees et ses standing ovations, c’est là-bas, à New York, de l’autre côté du pays. Pourtant, il y a bien un Broadway à Los Angeles, et même plusieurs, mais tous sont dépourvus du charme boisé et du mystère sombre d’autres voies plus fameuses de la mégapole californienne. Non, les anciens ne se sont pas trompés en appelant plutôt leurs films Sunset Boulevard ou Mulholland Drive. Le fait est que Los Angeles n’a nul besoin d’une avenue dédiée au show-biz et à la musique, d’un centre attitré de divertissement ou d’un quartier à fantasmes. La ville elle-même est un fantasme à ciel ouvert, un endroit qui n’existe pas vraiment, une dimension intermédiaire entre la terre et les étoiles. Une zone. On ne l’appelle pas pour rien la cité des anges. Ça lui va très bien. En 1954, Vincente Minnelli inventait « Brigadoon », un village béni sortant des brumes, sorte d’outre- monde bienheureux où s’encapsulaient les amours dansés de Gene Kelly et Cyd Charisse. Le « La La Land » de Damien Chazelle (le monde des doux rêveurs, si on veut) est né de cette intuition : Brigadoon existe, des gens y vivent, les lettres de Hollywood le surplombent, inscrites à même la colline. À mi-chemin des rêves et de la réalité, constituée des uns autant qu’elle s’inscrit paradoxalement dans l’autre, Los Angeles est notre Brigadoon à nous. On y vit, on y aime, on y chante et on y danse. Mais on y vit, on y aime, on y chante et on y danse pour de vrai.
Un Mulholland Drive lumineux
Ce sera donc une comédie musicale sur des gens ordinaires d’aujourd’hui. Appelons-les Mia et Sebastian, une dramaturge/comédienne qui court les castings pendant qu’elle peine à achever sa première pièce, et un pianiste de jazz un peu trop puriste pour jouer la soupasse requise dans les bars à cocktail. Toujours, partout, se sont opposées et regardées en chiens de faïence deux conceptions du septième art, pour les uns « miroir du monde » (enregistrement de ses tourments), pour les autres « pays des rêves » (échappée belle). Avec l’assurance de ses 31 ans, Damien Chazelle choisit de ne pas souscrire à cette distinction. Ou plutôt, il décide de considérer qu’elle n’a pas de prise sur cette ville folle, irréelle, et pas davantage sur son film. La La Land serait ainsi la version lumineuse de Mulholland Drive, sans nains ni cauchemars, mais avec la même parabole sur les labyrinthes émotionnels tortueux qui mènent (ou non) à la réussite.
Vieil Hollywood
Mia et Sebastian se rencontrent, se repoussent, s’attirent et doivent composer entre leurs rêves de succès, leurs besoins d’accomplissement et l’amour qu’ils se portent. Peut-on tout mener de front ? Quels compromis amers seront nécessaires ? Puis-je encore t’aimer s’il me faut renoncer à moi-même ? Puis-je encore t’aimer si je te vois renoncer à toi-même ? La La Land est un film de tests et de castings, de générales et de grand openings, d’auditions et de répétitions, de Premières et de Dernières, de premières et dernières fois. Un film où se multiplient les séquences d’évaluation et les moments de choix, ces instants où la vie bascule, entre triomphe et retraite, entre victoire et défaite. Méfie-toi de ce que tu désires. Méfie-t’en, mais fais quand même tout ce qui est en ton pouvoir pour l’obtenir, c’est une question de dignité.
Le rêve et la réalité
L’air de rien, l’air de minauder, de planer sur coussin d’air ou de siffloter avec nonchalance, La La Land renoue avec cette idée extraordinaire qui était la base du vieil Hollywood : sur un coup de dés, ce sont des destins qui se jouent, des questions de vie, de mort et d’amour. La comédie musicale n’est jamais que le genre qui a décidé de le dire avec le sourire, sur trois pas de claquettes. La légèreté et la gravité ensemble, la joie et la tristesse, la musique et le silence, les rires et les larmes, c’est tout le programme. Le rêve et la réalité, oui, entremêlés et indissociables.
Pour obtenir le droit de rester à Brigadoon, il faut accepter de tout laisser derrière soi. Franchement, qui en est capable ? Un happy end, on le sait, n’est rien d’autre que le moment où le fantasme l’emporte, une convention, une consolation, un sachet de pop-corn. De prime abord, La La Land se présente comme un hommage à l’âge d’or de Hollywood, un pastiche aux couleurs artificielles. Mais il est bien plus que cela : une réflexion stupéfiante sur la nature même du spectacle, sur ce qui se joue entre ceux qui le font et ceux qui y assistent : nous, dans la salle, époustouflés devant la réussite du film, la puissance de son dispositif et la place qui nous y était assignée. Tout au long de son « grand finale » enchanté, Damien Chazelle vient de nous rappeler que dans La La Land, contrairement aux apparences, le réel n’a pas cédé. Pas une seule fois. On y a vécu, aimé, chanté et dansé. Pour de vrai.