-
C’est l’histoire de deux trajectoires opposées qui ont fini par se croiser. À ma gauche, le duo Kervern-Delépine, chantre d’un cinéma social anar parcouru d’un humour absurde “à la Blier”. À ma droite, Jean Dujardin, incarnation du cinoche du dimanche soir dans sa grande diversité -parodies sophistiquées, comédies plan-plan, drames et polars solides. A priori, rien de commun entre ces trois-là sinon l’envie de se réinventer, d’aller là où on ne les attend pas. C’est patent pour Dujardin qui fait régulièrement le coup de s’inviter chez les grands pour donner un peu plus de relief à sa carrière. Blier (encore lui) et Lelouch n’ont d’ailleurs eu qu’à se féliciter de l’accueillir dans leurs univers singuliers où le trublion s’est glissé avec une aisance de caméléon. Pour Kervern et Delépine, l’enjeu était différent, presque risqué : choisir Dujardin en tête d’affiche n’a pas sur le papier la même signification pour eux que prendre Depardieu ou Poelvoorde dont l’ADN est proche de leurs préoccupations sociétales et artistiques. En clair, Dujardin chez Kervern et Delépine, c’est l’équivalent de Vincent Lindon chez Stéphane Brizé, soit une star installée parmi les anonymes au service d’un discours antisystème parfaitement rôdé par les deux compères grolandais. Ça passe ou ça casse. Dans le cas qui nous intéresse, ça passe drôlement bien.
Money for nothing
Jean joue Jacques, un quadragénaire déphasé comme en témoigne la première séquence qui le voit marcher à contre-courant d’une autoroute, vêtu d’un simple peignoir blanc, claquettes aux pieds. Le ton absurde est donné. Le gugusse débarqué chez sa sœur, Monique, qui dirige une communauté Emmaüs dans le sud-ouest. Elle ne l’a pas vu depuis des années. Qu’attend-il d’elle ? Un toit, un emploi ? Elle lui donne les deux mais Jacques s’en fout, lui ce qu’il veut, c’est devenir riche ; trouver l’idée géniale -en l’occurrence, une start-up de chirurgie esthétique low cost- qui en fera un rentier façon Mark Zuckerberg du beauf. On comprend subitement pourquoi les réalisateurs ont choisi Dujardin, pour son sourire goguenard de vainqueur, typique de cette France macronienne lancée à grande vitesse et sans filets sur les rails de la reconquête entrepreneuriale -amusant, à ce titre, de voir qu’un mème circule ces derniers temps sur les réseaux sociaux, comparant les rictus carnassiers de Macron et de l’interprète d’OSS 117. « Je veux qu’on me vouvoie, je veux ma loge à Roland-Garros », tel est le mantra de cet apprenti patron en sandales, indifférent au sort de ses compagnons-ouvriers par aveuglement idéologique, que les réalisateurs filment avec une tendresse inattendue. Après avoir déploré l’effritement du tissu social (Mammuth) et appelé à l’insurrection citoyenne (Louise-Michel, Le Grand Soir), Kervern et Delépine apparaissent en effet réconciliés avec le monde, la quête imbécile de Jacques suffisant à leurs yeux à disqualifier les prétendues vertus du capitalisme effréné.
Le temps de l’amour
Yolande Moreau, formidable, incarne la sœur du héros, modèle de dévouement et de bienveillance. C’est l’œil du spectateur, celle à travers qui les lubies de Jacques passent pour des caprices d’enfant qui le rendent si attachant. Le sacrifice que Monique consent pour remettre son frère dans le droit chemin est d’une délicatesse folle et témoigne d’un léger changement de cap : rarement le cinéma de Kervern et Delépine n’avait été aussi empli de bonté et de sentimentalisme, débarrassé de ses blagues “harakiriennes” qui en désamorcent souvent la portée émotionnelle. All you need is love.