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Un train lancé à trois cent à l’heure, un sniper qui l’attend planqué dans la campagne ensoleillée : Ang Lee utilise la scène d’introduction de Gemini Man comme une porte d’entrée pour immerger son public dans son monde. Voilà le cadre, voilà les règles du jeu. C’est aussi comme si Ang Lee dialoguait avec la scène d’introduction de Volte-face de John Woo, mais le réalisateur de The Killer embrassait complètement son sujet et livrait une synthèse des actioners US et HK (d’ailleurs on frémit d’avance en pensant que le remake US de Volte-face en pré-production risque justement d’utiliser des techniques de performance capture) qui brouillait les genres en échangeant des visages et des corps. Lee, lui, théorise. Et sa caméra laisse loin derrière son sujet. Tourné en 3D et en HFR (high frame rate) à 120 images/seconde, Gemini Man raconte comment un super-assassin des services secrets américains, désireux de prendre sa retraite, se fait traquer par son ancien mentor à la tête d’une société militaire privée. Ce mentor va le faire traquer par son clone : lui-même à 25 ans. Le Will Smith de 1995 traque le Will Smith de 2019.
Voilà, dit comme ça, le script semble être surgi du tiroir à projets oubliés de Jerry Bruckheimer, sous-section "années 90", sous-sous-section "high concept". Il l’est effectivement. Mais il fournit un splendide terrain d’expérimentation à Ang Lee. Gemini Man s’envisage comme un objet théorique, et cette théorie l’emporte sur celui du divertissement : la dynamique à l’œuvre dans Gemini Man est l’inverse de celle d’Alita : Batte Angel, l’autre grande œuvre numérique de 2019. Théorisant toujours, Lee interroge également le fond même de son Gemini Man : Clive Owen joue une espèce de grand méchant mogul de studio, son bureau dominant un simulacre de ville (donc un décor de cinéma) où il entraîne ses troupes au combat urbain, et son discours illuminé en faveur des clones ressemble à celui que pourrait tenir les fanas des copies numériques d’acteurs morts et/ou rajeunis et/ou clonés ("plus besoin de risquer la vie de vrais Américains" peut-il s’entendre comme "plus besoin de payer de vraies stars" ?).
Il y a deux enjeux de cinéma dans le film : le premier est le dédoublement de Will Smith en version jeune (fun factinutile : l’acteur qui joue Smith jeune lorsqu’il devait se donner à lui-même la réplique s’appelle Victor Hugo). Cette technique de rajeunissement donne au jeu de Smith jeune une certaine raideur, dans le corps de l’acteur et dans le cadre, mais fournit des scènes évidemment rigolotes de Smith vieux confronté à sa jeunesse perdue, faisant la leçon à son moi de l’époque Bad Boys. Le second enjeu est l’utilisation de la haute résolution. Tout l’intérêt de Gemini Man tient dans le vertige créé par la combinaison des deux effets, lors d’une scène incroyable de course-poursuite dans les rues colorées de Carthagène entre Smith et Smith Junior. On plonge dans l’image. Le HFR élimine le plus possible les effets de flou entre chaque image, il en résulte une ahurissante sensation de continuité dans l’action. Lee est bel et bien l’un des rares cinéastes -avec Peter Jackson et James Cameron, autres évangélistes du combo HFR/3D- à vouloir utiliser cette grammaire de la continuité sur grand écran, grammaire qu’on pensait réservée aux cinématiques ultra HD de jeux vidéo à gros budget. Ne vous fiez pas aux trailers ou aux extraits : l'expérience Gemini Man ne se vit que sur grand écran, en relief, au ratio images/seconde poussé au maximum.
Justement, une fois reposées les lunettes 3D, on se pose forcément la question : peut-on ressentir le choc de cinéma de Gemini Man en dehors du format pour lequel il a été pensé ? Déjà, Un jour dans la vie de Billy Lynn, son dernier film sorti à la sauvette en France, se révélait difficile à voir en home cinéma, privé de son dispositif de visionnage optimal, à savoir le combo 3D et HFR. Les autres blockbusters, conçus pour ne pas prendre de risques, se cantonnent à proposer l’IMAX (Mission : Impossible, les films du MCU) comme gage obligé de grand spectacle. Bonne nouvelle : Gemini Man sera projeté en France en 3D à 60 images/seconde. Alors que Billy Lynn jouait sur le déboussolement total (la perte de repères du soldat Billy est celle du spectateur privé de son flou confortable du 24 images/secondes), Gemini Man veut à tout prix donner la plus puissante impression de réel possible. Le moindre geste de cinéma le plus banal qui soit -une caméra accrochée au flotteur d’un hydravion en train d’amerrir, un dialogue en contre-champ - devient un univers en soi. Et Gemini Man touche du doigt l’infiniment grand.