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Tout film de procès tire une grande partie de sa force de la façon dont il parvient, par la mise en scène, à restituer la parole. La parole que l’on donne, confisque, cache ou au contraire exhibe... Un procès est un théâtre où chacun, dans un rôle prédéfini, existe par ce qu’il communique de lui-même. Dans ce processus les mots ont donc leur importance. Pourtant, le plus grand film en la matière est muet, La Passion Jeanne d’Arc (1928). Un objet étrange, car Dreyer l’avait initialement pensé comme un film parlant. Et, miracle cinématographique, la parole - outre par le biais d’intertitres - parvenait à circuler grâce aux visages saisis dans une expressivité délirante. Si on se réfère à ce chef-d’œuvre pour évoquer ce Procès Goldman, c’est que Cédric Kahn, comme Dreyer avant lui, prend le parti courageux de ne pas sortir – ou si peu – de la salle d’audience. Seul compte le présent du récit. L’action se retrouve, comme les protagonistes, assignée à résidence. Les corps en perpétuel attente, cherchent, sans se trahir, à renvoyer une fois « en marche », une vérité. Dès lors, le spectateur ne peut pas s’appuyer sur des images reconstituées qui viendraient valider ou invalider la parole donnée à coup de flashbacks illustratifs. La mise en scène a une lourde charge, entendue qu’elle dicte par ses choix strictes (cadrage, montage, interprétation...) la marche de ce monde où se décide le sort d’un être clamant son innocence.
Le 26 avril 1976, Pierre Goldman (Arieh Worthalter, impressionnant), militant et intellectuel d’extrême-gauche de 32 ans, est présenté devant la Cour d’Assises d’Amiens afin de revoir un premier jugement qui le condamnait à la peine à perpétuité. Goldman est inculpé pour quatre agressions à mains armés dont l’une a fait deux morts dans une pharmacie. Le jeune homme conteste formellement la dernière et donc les meurtres. S’il est soutenu par ses avocats dont Georges Kiejman (Arthur Harari), l’accusé refuse la comparution de témoins censés témoigner de sa supposée droiture « Je suis innocent parce qu’innocent !» clame t’il avec aplomb à la cour : « J’entends contribuer dans la mesure de mes possibilités à dépouiller ce procès de tout artifice qui en voilerait l’essentiel. » Ainsi posé, le cinéaste qui rend - qui plus est par la fiction - la réalité de ce qui s’est joué se doit à une certaine retenu. Kahn opte pour un format d’image 4/3 qui le rapproche de fait, du cinéma des origines. Le cadre ainsi dépouillé de « ses largesses », fixe en son centre, l’objet de son attention. Le Procès Goldman est le film d’un portraitiste. Selon, celui ou celle qui parle ou écoute, le choix des compositions renforce subtilement l’implacable logique narrative. Goldman dans son box est ainsi le plus souvent appréhendé de biais par des juges qui l’obligent à se tourner vers eux. Le corps tout en tension, le visage fermé, l’homme ne se dérobe jamais, et n’hésite pas, avec une formidable éloquence, à se lancer dans des diatribes.
La parole est donc ici action. Et puisque les témoins sont (quasiment) tous à charge, il s’agit de joute entre des hommes ou des femmes, persuadés que les mots qu’ils renvoient habillent correctement les images qu’ils cherchent à véhiculer (« Voilà ce que j’ai vu ce jour-là... »), et la partie adverse qui démonte pièce par pièce, une succession d’approximations plus ou moins volontaires, guidés par un racisme latent. Pierre Goldman est un juif, « un nègre » affirme-t-il, aux yeux d’une société française qui n’a pas encore soldé ses comptes avec son passé récent : traumas de la Seconde guerre mondiale, décolonisation... Goldman se vit comme un martyr. Mais là où Jeanne d’Arc, la tête penchée en arrière cherchait un appui du très-haut, Pierre Goldman, le regard droit, n’attend rien d’autre que soit prise en compte sa parole d’homme libre.