Première
par Thomas Agnelli
En 1964, l’écrivain Isaac Asimov avait prédit ce qui nous arriverait cinquante ans plus tard, arguant que l’ennui serait le mal du siècle. Spike Jonze lui donne génialement raison à travers cette romance virtuelle traitée à la manière de la Sofia Coppola de Lost in Translation, Jonze partageant avec la réalisatrice cette même capacité à remplir le vide tout en laissant des blancs. Theodore (Joaquin Phoenix), le visage défait par la douleur, vit au ralenti, hanté par les images d’un bonheur évanoui et le souvenir de son ex (la si fragile Rooney Mara), dont il a perdu le regard. Le doux
rêveur n’ouvre la porte de son univers intérieur qu’à une amie artiste (Amy Adams) et se noie dans les nouvelles technologies pour oublier sa peine. Quelque chose en lui s’est brisé, qui demande à être réparé. Rien ne le rattache au monde réel, pas même les mots touchants d’un collègue qui, au détour d’un compliment, révèle une sensibilité qu’il avait sous-estimée. Rien ne vaut Samantha, cette obsédante voix de machine, suave et sexy (Scarlett Johansson, que l’on ne voit jamais à l’écran) qui semblait l’attendre depuis une éternité, à des années-lumière du chaos urbain. C’est un éclair qui a bouleversé le ciel gris de son existence et a réveillé des sentiments endormis depuis longtemps. Pourquoi aime-t-on instantanément ce héros et donc ce film ? Peut-être parce que personne ne joue mieux la cristallisation amoureuse que Joaquin Phoenix. Personne. Jonze avance avec ce personnage parce qu’en dépit du chagrin, il faut bien avancer. Et son film de respecter le rythme de l’horloge en panne, l’espace-temps entre passé proche et futur antérieur. De s’autoriser tout. De retrouver la sexualité métaphysique de Dans la peau de John Malkovich (faire l’amour à travers un autre corps) et d’en explorer une nouvelle avec plus d’imagination que n’importe quelle vidéo disponible sur YouPorn. De mélanger avec souplesse les gags les plus cons de la terre avec des jeux vidéo dégénérés. De bouleverser, aussi. Car derrière l’innocuité apparente, la maladresse des répliques ou l’humour poli jaillissent la cruauté et le spleen d’une fable sur une époque – la nôtre – qui apparaît sous cloche, repliée sur son passé, nimbée de neutralité et de doute. Une époque où nous autres, androïdes hipsters en quête d’intensité, nous devons composer avec l’iPhone, l’addiction aux réseaux sociaux et leur tendance à développer le narcissisme, et avec nos rêves de moutons électriques. Aussi, devant cette merveille, de battre notre coeur ne pouvait plus s’arrêter.