Première
par Christophe Narbonne
Un an après Django Unchained, de Quentin Tarantino, la question noire alimente à nouveau le débat critique. Cette fois, pas de polémique en vue : le « récit d’esclave » de Solomon Northup, dont le film est l’adaptation, ne souffre aucune contestation possible. Militant de l’appropriation exclusive de la cause noire par les Afro-Américains, Spike Lee l’énervé ne pourra pas, lui non plus, mettre son grain de sel puisque 12 Years a Slave est réalisé par un homme de couleur – britannique, certes. On peut donc apprécier, l’esprit « tranquille », ce récit-fleuve pour ce qu’il est réellement, à savoir un compte rendu circonstancié et cru de la vie des esclaves dans les plantations de coton au cours du XIXe siècle. Disons-le tout net : l’expérience est traumatisante. Spécialiste des sujets dérangeants (le radicalisme politique dans Hunger, l’addiction au sexe dans Shame) qu’il met en scène sans filtre et avec une volonté forte de démystification, Steve McQueen a appliqué le même traitement à cette sinistre aventure, aussi intime que collective. Un plan du film résume sa démarche : « coupable » de s’être opposé physiquement à un contremaître blanc qui voulait le tuer, Northup (Chiwetel Ejiofor) est laissé pendu à une corde avec juste ce qu’il faut d’adhérence au sol pour que, sur la pointe des pieds, dans la boue, il ne meurt pas tout de suite. McQueen filme cette scène éprouvante en un plan-séquence fixe et large. Au début, Northup occupe seul le centre de l’écran, où il se débat au prix de sautillements insoutenables, puis l’image se remplit d’esclaves, les uns vaquant à leurs occupations, les autres (des enfants) jouant et riant. Tous les enjeux du film sont contenus dans cette scène-clé, qu’il s’agisse de la cruauté des Blancs considérant les Noirs comme des biens périssables, ou de la passivité – proche de la sidération – d’une population soumise à la pire exploitation de l’homme par l’homme. Si le réalisateur condamne en bloc un système, il nuance son point de vue à propos des individus qui le composent. Chrétien fervent, suspect d’humanisme, le premier maître de l’esclave choisit l’inertie au lieu de l’action. Est-il meilleur que l’horrible Epps, malade dont l’attirance culpabilisante pour sa « meilleure ouvrière » se transforme en hyperviolence ? Et que dire de l’indifférence de Northup envers ses semblables maltraités (un subtil flash-back en fait état), lorsqu’il était un homme libre ? Cousin américain de Vénus noire par son objectivité relative, sa factualité froide et son profond désir de résilience, 12 Years a Slave regarde le passé droit dans les yeux et les lui fait baisser