En 2014, Première interviewait le chef-opérateur de Rencontres du troisième type, décédé le 1er janvier 2016. La Cinémathèque française lui rend hommage du 1er au 4 juillet.
La Cinémathèque française rend hommage à la lumière du Nouvel Hollywood, le chef opérateur Vilmos Zsigmond, du 1er au 4 juillet. A cette occasion, (re)découvrez l'entretien qu'il avait accordé à Première en 2014.
Il a éclairé quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma. Rencontres du troisième type, Voyage au bout de l’enfer, La Porte du Paradis, Blow Out, John McCabe, Délivrance… Hongrois exilé aux Etats-Unis et chef opérateur de génie, Vilmos Zsigmond, 83 ans aujourd’hui, fut dans les années 70 totalement synchrone avec son époque et joua un rôle considérable dans l’émergence du Nouvel Hollywood. Lors du Festival de Cannes 2014, où il recevait le prix « Pierre Angénieux ExcelLens in Cinematography », il s’est attablé avec Première pour revenir sur les grandes étapes de sa carrière et évoquer une vie consacrée à la fabrication d’images « plus belles que la réalité ».
Vilmos Zsigmond, le directeur de la photographie de Rencontres du troisième type, est décédé
On a appris il y a peu la mort de Gordon Willis, avec qui vous vous partagez le titre de « plus grand chef opérateur du cinéma américain des années 70 ». Il y avait une compétition entre vous ?
Ah ah non, pas du tout ! J’ai toujours beaucoup appris en regardant le travail de Gordon. Il faut savoir que nous, les chefs opérateur, on n’est pas comme les acteurs ou les réalisateurs… On se parle, on s’entraide, on forme une espèce de confrérie secrète. Le meilleur exemple de cette solidarité, c’est mon amitié avec Laszlo Kovacs (lui aussi d’origine hongroise, chef opérateur de Easy Rider, New York New York et d’une demi-douzaine de films de Peter Bogdanovich - ndlr). On est arrivés ensemble aux Etats-Unis dans les années 50, et on a très vite décidé de s’entraider plutôt que de se tirer dans les pattes. C’est d’ailleurs la seule façon de survivre à Hollywood.
Dans les nécrologies de Gordon Willis, les deux titres qui revenaient le plus souvent étaient Manhattan et Le Parrain. Et vous, pour quel film aimeriez-vous qu’on se souvienne de vous ?
Voyage au bout de l’enfer. Difficile de faire mieux. Je ne parle pas seulement de mon travail, mais du film lui-même. De son importance historique, du talent de Cimino…
En le tournant, vous aviez le sentiment de participer à quelque chose d’important ?
De capital, même. Personne n’avait encore examiné l’impact de la guerre du Vietnam sur ceux qui l’avaient faite. Le seul moment où j’ai tiqué à la lecture du scénario, c’était pour la dernière scène. Je l’ai dit à Michael, d’ailleurs : « Les personnages qui chantent God Bless America, vraiment ? Ça risque pas d’être un peu tarte ? » Il m’a répondu : « Attends de voir les acteurs que j’ai embauchés. » Et c’est vrai qu’ils étaient bluffants. De Niro, Meryl Streep… C’est incroyable ce qu’ils arrivent à communiquer sans une ligne de dialogue. C’était fascinant à observer.
D’où vient votre envie de devenir chef opérateur ?
J’ai toujours aimé la photo. Les paysages, les natures mortes… J’en faisais beaucoup adolescent et ça m’a appris à créer une atmosphère, à raconter une histoire via la lumière. A ça s’est ajouté la conviction que le cinéma est l’art total, parce qu’il est la combinaison de tous les arts : la littérature, la comédie, la photo, le montage… Même si ce que j’aime vraiment, en réalité, c’est le cinéma des origines. Muet et en noir et blanc. Je trouve que la couleur a altéré la pureté du cinéma.
Vraiment ?
Oui, il y a une forme d’abstraction magnifique dans le noir et blanc. La couleur a imposé l’idée que les choses au cinéma doivent avoir l’air « vraies ». Je préférais quand le cinéma était plus proche de la peinture et de la sculpture.
En 1956, les chars soviétiques envahissent Budapest, vous quittez la Hongrie pour les Etats-Unis. Est-ce que votre amour du cinéma américain a pesé dans cette décision ?
Oh non, malheureusement, c’était beaucoup plus pragmatique que ça ! A l’époque, j’avais déjà fini l’école de cinéma, je travaillais comme chef opérateur pour les studios de Budapest. L’insurrection a éclaté et j’ai pris ma caméra pour tourner un documentaire sur les événements. Mais quand les Russes sont arrivés, j’ai eu peur que ce film devienne une pièce à conviction, qu’il leur serve de prétexte pour m’envoyer en Sibérie ou je ne sais où… Alors je suis passé à l’Ouest. J’étais chef opérateur, j’avais besoin de travailler, Hollywood me paraissait être une bonne option. Tant de films étaient produits là-bas... Mais les débuts ont été durs. Très durs. J’ai mis près de dix ans avant de collaborer à quelque chose de vraiment sérieux.
Dans les années soixante, vous avez en effet enchaîné les séries B…
Et C, et D….
C’était une bonne école ? Qu’est-ce que vous avez appris durant cette période ?
Rien du tout ! Seulement à faire des mauvais films !
Le tournant, ça été le western de Peter Fonda, L’Homme sans frontière, c’est bien ça ?
Oui, mon premier bon film… J’avais travaillé sur un court-métrage, Prelude, qui avait été nommé à l’Oscar. Ça a attiré l’attention de Peter. Ensuite il y a John McCabe, Délivrance, Obsession… Un vrai cercle vertueux.
Vous devenez à ce moment-là l’un des piliers du Nouvel Hollywood. Ça faisait quoi d’être aux premières loges ? Vous avez senti rapidement que le vent était en train de tourner?
Le « Nouvel Hollywood », ça ne veut pas dire grand-chose, personne n’employait cette expression à l’époque, c’est une invention rétrospective. On essayait juste de faire des films réalistes, à petits budgets, en décor naturel plutôt qu’en studio, d’engager de bons acteurs qui ne soient pas hors de prix. Julie Christie dans John McCabe, par exemple, on a pu l’avoir à un prix raisonnable… La particularité des cinéastes de cette génération, c’est qu’ils étaient à la fois talentueux et combattifs. Altman, Schatzberg, De Palma… Ils savaient faire un bon film pour moins de 2 millions.
Ils voulaient réformer le système, réinventer les genres… Vous partagiez leurs idées révisionnistes sur l’histoire du cinéma ?
Totalement. Quand j’étais étudiant, dans les années 50, j’étais effondré par la piètre qualité des films russes et hongrois de l’époque. On avait le sentiment d’étouffer. Mais il ne faut pas se faire une fausse idée de ce que vous appelez le « Nouvel Hollywood ». Il y avait un vent de liberté, certes, mais ça s’est fait dans la douleur. Au prix de bagarres homériques entre les réalisateurs et les studios. Warner détestait John McCabe, par exemple, ils trouvaient le film très mauvais et ont tout fait pour saboter sa sortie. Idem pour deux autres films d’Altman, Images et Le Privé, qui ont été très mal distribués… Le premier film sur lequel j’ai travaillé qui a été un franc succès, c’est Délivrance. Puis, au fil de la décennie, les films sont devenus de plus en plus gros, leurs sorties se sont faites dans plusieurs centaines de salles à la fois, ça a sonné le glas de cette ère « réaliste ». Spielberg et Lucas ont triomphé. Le marketing aussi. On observe encore aujourd’hui les conséquences de ce changement de paradigme.
Vous dites ça comme un regret mais vous avez pourtant contribué à l’essor de ce cinéma-là, en bossant notamment sur Rencontres du troisième type…
Ah, mais je n’ai rien contre les gros films, du moment qu’ils ont quelque chose à raconter. J’ai toujours aimé les histoires épiques, le scope, j’adore Le Docteur Jivago… Rencontres du troisième type ou Voyage au bout de l’enfer étaient des gros films commercialement parlant, mais également d’un point de vue artistique.
Pendant dix ans, de John McCabe à La Porte du Paradis en passant par L’épouvantail et Sugarland Express, vous allez devenir l’un des grands peintres du paysage américain, perpétuant cette idée que ce sont les immigrés qui comprennent le mieux les Etats-Unis…
Oui, je crois en effet que ça a joué en ma faveur. Déjà, j’adorais partir en repérages, c’était toujours très excitant… Et les réalisateurs aimaient m’avoir à leurs côtés, justement parce que j’étais étranger et que je portais un regard neuf sur les choses. Je « pensais » le paysage différemment.
Comment choisissiez-vous vos projets à l’époque où tout le monde voulait travailler avec vous ? Le premier Spielberg, par exemple, Sugarland Express. Qu’est-ce qui vous a convaincu de miser sur lui ?
Impossible de résister à Spielberg ! A l’origine, c’est vrai, je ne devais pas faire Sugarland. On me proposait un autre projet grâce auquel j’étais à peu près sûr d’empocher un Oscar… Puis j’ai rencontré Steven, il était tellement gentil, il me suppliait de travailler avec lui. Deux heures plus tard, je suis sorti notre entrevue en me disant : « Tant pis, j’échange l’Oscar contre ce jeune gars ! »
Il était si convaincant que ça ?
Il savait très bien se vendre. Et il connaissait l’histoire du cinéma sur le bout des doigts, il citait des scènes entières de mémoire, c’était très impressionnant. J’aime beaucoup Sugarland Express, c’est son film le plus chaleureux, le plus humain. Le tournage a été très joyeux.
Vous le retrouvez ensuite sur Rencontres du troisième type, dont le grand final à la Tour du Diable compte parmi ce que vous avez fait de plus ambitieux et délirant…
Rencontres… était un gros film, qui est devenu de plus en plus gros au fil du tournage. On n’avait pas planifié tout ça. Le final était bien sûr le gros morceau, mais quand j’ai débarqué dans ce hangar géant qui nous servait de studio, j’ai compris qu’on allait avoir besoin de beaucoup plus d’éclairages que prévu. On travaillait main dans la main avec Douglas Trumbull, le responsable des effets spéciaux, et Spielberg nous faisait une confiance absolue. Il nous défendait contre le studio qui rechignait à signer des chèques supplémentaires : « Vilmos a besoin de lumières ! » On a fini par s’en sortir et faire un grand film. J’ai remporté un Oscar. Et c’est là que mes problèmes avec Steven ont commencé…
C’est à dire ?
Rencontres du troisième type avait reçu tout un tas de nominations aux Oscars. Notre principal concurrent dans les catégories techniques était Star Wars, ce qui n’était pas rien, mais on était quand même persuadé qu’on allait tout rafler. Et finalement, j’ai été le seul à gagner… Le problème, c’est que l’Oscar de la photo était la première récompense à être remise ce soir-là. J’ignorais donc que Rencontres… n’allait plus être cité de la soirée. Et j’ai utilisé mon temps de parole pour remercier mes amis en Hongrie, les Américains qui m’avaient aidé à l’époque où je mangeais de la vache enragée… J’ai oublié de mentionner Steven et les producteurs. J’ai appris à mes dépens que ce genre de choses ne se fait pas…
Spielberg vous en a voulu ?
Il ne me l’a pas dit directement. Mais j’ai enfreint ce soir-là une règle hollywoodienne. Une règle non écrite que je ne connaissais pas. Grosse erreur de ma part…
A propos de films devenus « de plus en plus gros au fil du tournage », vous étiez aussi de l’aventure La Porte du Paradis. Durant le tournage, vous aviez le sentiment de participer à une catastrophe annoncée ?
Pas du tout ! Au contraire, on était persuadé de faire un classique ! Le truc, c’est que Cimino était très méticuleux, et qu’à force de rechercher l’authenticité à tout prix, il a fini par se perdre dans les détails. Il a explosé le budget, dépensé 40 millions au lieu des 20 prévus et le studio lui en a voulu. Mais je crois surtout que l’industrie voulait lui faire payer le succès de Voyage au bout de l’enfer.
Parce qu’il était trop jeune, trop doué ?
Non, c’était politique. La gauche détestait Voyage au bout de l’enfer, ils étaient persuadés que Cimino était de droite et voulait le flinguer pour ça. C’est idiot, bien sûr : Voyage… est une tragédie, un drame sur les conséquences de la guerre, ça dépasse les clivages politiques. Alors ils ont décidé de haïr La Porte du Paradis. De le démolir. United Artists a fini par sortir une version courte du film, mais c’était ça le vrai désastre à mes yeux ! C’était irregardable. La version restaurée récemment par Cimino est magnifique. On avait tourné un chef-d’œuvre mais personne ne le savait.
Vous vous reconnaissez des héritiers dans le cinéma contemporain ?
Pas vraiment. Mon problème aujourd’hui, c’est que je trouve que tous les films se ressemblent. Ça m’arrive souvent de voir un film et de me dire : « Tiens, il doit y avoir cinq chefs opérateurs différents qui ont travaillé là-dessus. » Et vous savez quoi ? En général, j’ai raison… C’est difficile de faire du bon travail dans un monde saturé d’effets spéciaux. De se distinguer dans cet univers numérique. Le seul film récent où je me suis dit que j’avais peut-être servi d’inspiration – et je dis bien peut-être – c’est Inside Llewyn Davis. Bruno Delbonnel a fait un travail magnifique, il méritait l’Oscar pour ce film-là.
C’est en effet très proche de John McCabe…
Oui, ces intérieurs enfumés où on sent le poids du passé. C’est très beau…
Les chefs op’ répugnent en général à admettre qu’ils ont un « style ». Vous en avez un, vous ?
Oui. Appelons ça le réalisme poétique. Je ne veux pas me contenter de saisir la réalité, je veux que ce soit mieux que ça. Plus beau que la réalité. Je déteste la laideur. Mais pour parvenir à la beauté, il faut du temps. Les producteurs aujourd’hui se plaignent de ma lenteur, ça les énerve quand j’attends le soleil, la bonne lumière. Je n’arrive pas à travailler dans ces conditions. Regardez les peintres : c’est pourtant comme ça qu’ils travaillent, eux. J’ai toujours encouragé les étudiants en cinéma à aller au musée étudier les grands maîtres, Le Caravage ou de La Tour, juste pour comprendre comment « marche » la lumière. Le problème aujourd’hui, c’est que les caméras numériques donnent l’impression que tout est beau. Que tout est propre. Mais c’est un mensonge.
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