A l'occasion de la rediffusion de Die Hard, ce soir sur W9, nous republions une interview de son réalisateur, John McTiernan, rencontré en 2014.
Les cohortes de fanboys arborant des t-shirts "Nakatomi Corporation" avaient migré vers la Manche pour écouter ses souvenirs de guerre, à Hollywood et derrière les barreaux de Yankton. Mais McT ne l'entendait pas exactement de cette oreille : à l'exception d'une masterclass où il a daigné évoquer sa méthode en profondeur, le cinéaste a martelé à tout bout de champ ses griefs contre les puissants, avec une insistance frisant parfois la paranoïa conspirationniste. A peine le retrouve-t-on, au bar de la Villa Cartier, qu'il met les pieds dans le plat hénaurme des élites américaines et du complot corporatiste (déjà son obsession depuis la fin des années 2000, bien avant son incarcération). C'est lui qui pose les questions : sa voix porte-t-elle ? Le monde se réveille-t-il ? D'apparence sereine (ou du moins apaisée), McT semble tout de même bouillir d'une colère légitime, mais qui éclipse un peu le motif de notre rencontre : son cinéma. Pour éviter que cette interview ressemble à celle de Michael Moore, on a tenté d'aborder le terrain militant à travers son propre univers, peuplé de héros à son image : usés, diminués et en lutte contre le système.
John McTiernan : Vous étiez à la soirée d'hommage, hier ?
Première : Non, désolé ; trop de travail…
On vous en a parlé ? Comment réagissent les gens ?
Ils s'étonnent de vous voir à ce point en rogne contre votre pays.
Personne ne se rend compte de ce qui se passe. En grande partie parce que la presse a beaucoup changé. Les seuls magazines qui se portent bien aujourd'hui sont ceux que soutiennent la droite. Ça suffit à étouffer pas mal de sujets de discussion.
Mais la presse française est de votre côté, vous le savez…
Vous voyez, votre pays a connu des révolutions. L'Angleterre aussi, même si elles ont échoué. Aux États-Unis, la seule révolution qui a jamais eu lieu n'était qu'une guerre d'indépendance. Ce n'était pas un soulèvement contre l'aristocratie anglaise. Sauf au nord, où les gouvernants avaient compris et accepté les idées françaises.
Et si on parlait de tout ça à travers votre cinéma ? Vos idées sont peut-être dans vos films depuis vos débuts…
De manière implicite, oui. Mais pas depuis toujours. Tout a basculé en 2001, après les attaques à New-York. La guerre a commencé, la droite a pris les rennes du système, et a utilisé la presse pour parvenir à ses fins. C'est pour cela que j'ai tourné mon documentaire, The Political Prosecutions of Karl Rove, sur la persécution des membres démocrates du Congrès entre 2000 et 2008.
Mais avant cela, vos films étaient déjà très anars… De Predator à vos deux Die Hard, il est toujours question de mener un combat sauvage, en dehors du champ de bataille officiel. Les flics et les militaires finissent par se battre en civil, détachés de leur unité.
Oui, j'ai toujours adoré me moquer de la police. Je n'aime pas la police, je ne l'ai jamais aimée, et j'aime encore moins faire des films sur elle. Pourtant, elle est devenue une sorte de produit de la culture américaine… Vous connaissez le show Cops ? Je ne sais pas si, en Europe, vous êtes oppressé de la même façon par la fiction. Les personnages de flics sont partout. Ça voudrait dire qu'il n'y a pas un seul civil, en Amérique, dont l'histoire mérite d'être racontée ?
Donc, on peut voir Piège de cristal comme une satire sur la police, en quelques sortes ? Les policiers qui tentent de libérer la tour Nakatomi sont de véritables branquignoles…
Piège de cristal est plutôt une comédie qu'une satire. Structurellement, c'est une comédie shakespearienne, basée sur une ribambelle de rebondissements absurdes et catastrophiques. Ce n'est pas une farce à proprement parler, mais plutôt une comédie implicite et légère. Le modèle, si vous voulez, ce serait cette pièce de Shakespeare, celle avec ces deux bonshommes à Padoue… La Mégère apprivoisée ! Piège de cristal est une version de La Mégère apprivoisée ou même de Songe d'une nuit d'été qui se passerait dans un gratte-ciel.
Est-ce que John McClane est un anarchiste ?
Oui. Attendez… Non. Ce n'est pas un anarchiste, il croit en un monde plus juste. Mais c'est un prolétaire pur jus. Il n'a aucun respect pour la hiérarchie, il n'a aucun respect pour les classes supérieures. Il leur fait constamment un pied de nez.
Vous parlez du film comme d'une comédie, mais il y a aussi de réels moments d'intensité…
Bien sûr. La bande-son de Michael Kamen est conçue pour jouer sur plusieurs variations : comique, tragique… Mais la plupart du temps, si vous écoutez sa musique, vous vous rendez compte qu'il entretient une distance ironique avec l'action. Il vous dit parfois : "OK, on est dans une épopée, c'est dramatique…" Puis il vous dit aussitôt : "mais regardez, c'est du grand spectacle, ce ne sont que des foutaises !" Il passe sans cesse d'un regard à l'autre. Michael était un type très drôle, il portait cette ironie en lui. Et il fumait des tonnes d'herbe. C'est peut-être l'herbe qui l'a emporté, mais ça l'a certainement aidé pour la musique ! (rires)
Les Die Hard n'ont pas vraiment de thème principal, d'ailleurs.
Non, parce que l'idée n'est pas de glorifier un héros d'action. C'est ce que je vous disais sur John McClane : ce n'est pas un héros national. La bande-son ne se fixe pas sur un seul thème redondant, elle s'adapte à l'espace, et à la tonalité de l'histoire.
C'est drôle, les modèles de Piège de cristal semblent se trouver du côté des Chiens de paille ou de Rolling Thunder plutôt que chez Shakespeare…
Aucune idée. C'est votre appréciation… Et vous avez sans doute raison. Mais si c'est le cas, c'est inconscient : je ne me souviens jamais des films. Je me souviens quand même que j'avais été voir Les Chiens de paille, et que je n'avais pas aimé. Mais je serais incapable de citer des séquences de tous ces films, même si je les ai probablement tous vus. Je ne retiens pas ce genre de références. Il y avait une vieille actrice française au dîner de hier soir : je ne sais pas comment j'ai fait, mais j'ai réussi à me souvenir qu'elle était dans un film avec Paul Newman… C'est déjà extraordinaire pour moi.
Et aucun film contemporain ne vous a marqué ? Vous vous intéressez à ce qu'est devenu le blockbuster d'action ?
Aujourd'hui, les films d'action viennent tous des comics. Ce sont des projets que les producteurs exécutifs peuvent acheter les yeux fermés, et très faciles à marketer. L'autre raison est politique : les histoires se passent dans un monde de conte de fée. Leurs univers ressemblent vaguement au nôtre, mais en réalité, ils n'ont aucun lien avec le monde contemporain. C'est rassurant, pour les décideurs.
Et Avatar, par exemple ?
J'ai adoré Avatar. C'est fabuleux, absolument fabuleux. Le meilleur film que j'ai vu ces vingt dernières années.
Laissez-moi deviner : vous avez été séduit par le sous-texte contestataire...
Exactement. Même si le film se passe dans le futur, il est bien plus réaliste que les autres blockbusters. C'est une projection des problèmes de mon pays, de sa façon de faire la guerre. Mais Iron Man n'est pas un héros de notre monde, par exemple. Ces films de superhéros sont divertissants, mais je ne vois pas ce qu'ils signifient pour le public. Je ne vois pas bien où serait leur impact politique.
Est-ce pour ça que, chez vous, l'espace est si important ? Le champ de bataille est toujours concret, comme si vous cherchiez à l'ancrer dans une réalité brute…
Oui. Même dans un film d'aventure, le champ de bataille est une scène de théâtre où se joue un drame. Vous devez vous en remettre aux règles classiques, et faire vivre cette scène. La jungle de Predator a été conçue par un studio d'Hollywood, mais en utilisant une main d'oeuvre et des décors locaux. Le grand arbre que l'on voit vers la fin a été fabriqué avec du béton, mais ils l'ont rendu si naturel, végétal… Un arbre en béton, vous imaginez ?
Vous éprouvez un certain sentiment de paternité, quand vous allez voir la saga Expendables ?
Non. Le problème des personnes qui produisent ces films, c'est qu'ils n'y voient qu'une bonne manne. Mais ils ne connaissent pas vraiment le cinéma auquel ils font référence.
En un sens, vous aviez déjà donné dans cette "méta-critique" du personnage de blockbuster avec Last Action Hero… qui était très cinéphile, pour le coup.
Oui. Vous savez, il y a des scènes dans Last Action Hero que je n'ai pas eu l'occasion de tourner. Notamment une, à New-York : la ville devait être plus dure, plus froide, et les personnages devaient presque se noyer sous la pluie battante. Bon, j'ai pu obtenir cette atmosphère, jusqu'à un certain point. Mais j'aurais tout de même voulu filmer davantage le monde réel dans lequel se retrouve le héros. Et rendre la vraie ville encore plus hostile et cruelle envers les action heroes…
Pourquoi donc ?
De cette façon, j'aurais emmené mon discours encore plus loin. J'aurais marqué plus franchement encore la frontière entre le cinéma et le monde réel. Il y a une autre scène que je n'ai pas tournée, mais c'était un choix : à un certain moment, le petit garçon devait se sortir d'une situation en sortant un flingue, et en le pointant sur tout le monde. Cette scène me posait un problème personnel, d'ordre politique et moral. Alors, j'ai négocié : il pointe finalement l'arme sur la Mort, et sur des créatures fantastiques. Mais il était hors de question qu'il se retrouve dans les rues de New York, à tirer sur de vraies personnes. Pour moi, c'était le mauvais message.
Pourtant, dans Une Journée en enfer, McClane conduit un taxi en plein Central Park comme s'il cherchait à renverser les passants…
C'est différent. Il tente tout de même de les éviter, et c'est pour une bonne cause. Sortir un revolver pour régler le moindre problème, ce n'est pas la même chose.
Tout ce que vous dites confirme que votre cinéma a toujours été politique, finalement…
Toute forme d'art est politique. Les convictions de l'auteur sont toujours cachées quelque part. Avec mon travail à Hollywood, je ne suis pas allé complètement au bout de mon discours politique. Enfin, j'ai exprimé un point de vue à ma façon, et j'espère que les gens le voient. Mais il est certain que tous mes films défendent l'idéal de la méritocratie. Les justes l'emportent, et les personnages récoltent le fruit de leurs propres actes. Une Journée en enfer, surtout, portait ce message. C'est pour ça que Sam et Bruce souffrent à ce point : si j'ai utilisé des angles si larges, si j'ai tourné de si longues prises, monté de si longs plans, c'est parce que je voulais qu'ils en bavent, qu'ils en passent par ces situations pathétiques pour résoudre le puzzle. Il fallait qu'ils aient l'air perdus au beau milieu d'un système incroyablement rodé et organisé : celui des bad guys.
Interview Yal Sadat
Voir aussi : L'histoire secrète de Die Hard épisodes 1, 2, 3 et 4
John McTiernan : "Comment est-il possible de regarder un film qui s’appelle Captain America ?"
Commentaires