Etat des lieux de l'industrie des super-héros avec un des géants du comics
La série Happy ! est sur Netflix depuis quelques jours, et c'est du lourd ! Portée par un Christopher Meloni (Oz, New York Unité Spéciale) déchaîné, elle vaut le détour. Grant Morrison, le créateur des comics qui ont inspiré ce show pour adultes, l'avait présentée à Première l'été dernier. Flashback.
Interview du 20 juin 2017 : C’est l’homme qui a inspiré le premier épisode de Matrix avec sa série comics The Invisibles. Scénariste de Doom Patrol, il relance à la fin des années 90 la Justice League avant de refondre les X-Men, dans une série démesurée, puis de s’attaquer à Superman qu’il porte au firmament dans All-Star Superman. En 2013 son projet Multiverse redéfinit totalement l’univers DC. Grant Morrison, le géant des comics, est actuellement le rédacteur en chef de Heavy Metal. Il parle en exclusivité à Premiere alors qu’il sort tout juste du tournage du pilote de Happy!, adaptation de sa propre BD pour Universal. L’occasion de faire le point sur l’état actuel de l’industrie des super-héros, Wonder Woman, la Justice League, Trump et les fake news.
A vos débuts, dans les années 80, les comics étaient une culture réservée à une poignée de geeks. Aujourd’hui, c’est une industrie de masse mondialisée. Comment peut-on encore arriver dans un tel contexte à écrire des comics en restant subversif ?
G.M : Le lectorat a complètement changé ; il est devenu beaucoup plus mainstream qu’a l’époque. Forcément, l’espace de création et d’expérimentation s’est resséré. Mais ça dépasse la BD. Il y a plus de contrôle aujourd’hui ; sur les individus et sur la culture. Beaucoup plus qu’au siècle dernier. J’ai toujours été un esprit libre et indépendant. J’ai toujours combattu l’idée que les grandes entreprises puissent avoir le contrôle des comics. Aujourd’hui, non seulement les artistes s’auto-censurent par peur d’être jugés (sur internet), mais en plus les éditeurs interviennent sur les œuvres. Ils obligent les auteurs à opérer des changements éditoriaux. Je suis moins touché que d’autres, parce-que j’ai une réputation, mais les jeunes scénaristes souffrent des nombreuses interférences sur leur travail. Résultat : il y a moins d’innovations. L’industrie n’est plus aussi excitante et expérimentale qu’avant. Il y a toujours des talents prometteurs, la qualité des comics en termes de dessins et d’impression s’est améliorée au fil des années, mais paradoxalement l’inventivité a diminué. Très fortement.
L’écriture en comité est en train d’arriver dans le domaine des comics papier. Des scénaristes soumettent parfois plusieurs storylines différentes avant que l’éditeur ne décide de la direction du titre. Autrefois, seules comptaient la liberté et la créativité des scénaristes.
L’écriture d’un run ressemble aujourd’hui à celle d’une série TV : éditeurs et auteurs se réunissent et balancent des idées dans une pièce, ils en débattent, et tout le monde doit se mettre d’accord sur la storyline. La voix de l’individu s’est éteinte. Comme tous ces univers sont connectés, les enjeux dépassent le dessinateur ou le scénariste. Ce n’est absolument pas la manière dont on concevait les comics dans les années 80. Et ça ne fonctionne pas.
Un comics doit refléter une seule personnalité : celle de l’auteur, qu’il soit le scénariste, le réalisateur/artiste ou le show-runner. Mais avoir des retours exterieurs, des points de vue différents, ça peut aider dans un processus créatif.
Tout dépend de la liberté et du contrôle qu’on a après. Avant on avait la liberté de se planter, d’expérimenter, ce n’est plus le cas. Pas seulement pour un artiste, mais pour un réalisateur, un scénariste ou co-scénariste, un producteur, un show-runner… Prenons le cas de la télévision : pour le tournage du pilote de Happy! que j’ai créé, écrit et adapté pour Universal, des centaines de personnes étaient impliquées. Et malgré les nombreuses interférences, j’ai aimé cette expérience. Le retour des gens me permettait d’ajuster certaines choses, de polir le tout, et, en ce qui me concerne, ces contributions extérieures ont amélioré le produit final. Mais quand ca ne marche pas, quand la créativité n’est pas partagée, que les gens discutent chaque action des personnages, chaque ligne de dialogue, chaque mot, et que votre script est entièrement démonté, démantelé, puis rafistolé comme une créature de Frankenstein, sans que vous puissiez contrôler quoi que ce soit, ça peut tourner au cauchemar.
Finalement sur Happy! vous êtes un peu le show-runner ?
Je n’ai pas ce titre, et je ne l’aurais pas même si la série est greenlightée. Mais dans les faits, je faisais ce boulot là oui. Je suis co-scénariste, créateur de la série et producteur exécutif. J’étais sur le tournage, parfois des nuits entières dans la chaleur de Manhattan… Et j’ai aimé cette collaboration, parler avec les acteurs pour régler des trucs qui ne fonctionnaient pas ; j’ai adoré travailler avec Christopher Meloni qui joue le rôle principal. C’était une source d’idées et de dialogues inépuisable… Quand vous travaillez avec quelqu’un comme ça, il vaut mieux prendre un peu de recul, écouter ce qu’il dit. Ce qu’il apporte aux scènes n’a pas de prix.
Parlons des films. Les super-héros sont le genre le plus lucratif de l’époque. Vous avez écrit pour DC et Marvel. Pourquoi le DCverse semble-t-il à ce point à la traine ?
Marvel avait un plan de travail dès le début. Quand ils ont commencé, au début des années 2000, ils ont appelé des scénaristes de comics. Je sais de quoi je parle, j’étais l’un d’eux. J’ai discuté avec eux et on voyait qu’ils avaient tout planifié, ils avaient un line-up de films sur les 10 ans à venir. DC n’était pas dans cet esprit à ce moment-là. A la place, ils ont préféré prendre des réalisateurs super-star, comme Christopher Nolan ou Zack Snyder, qui ont collé leur vision sur tous les personnages … DC fonctionnait avec des réalisateurs stars, tandis que Marvel allait piocher des artisans du cinéma indépendant, pour leur donner leur chance. Du coup chez Marvel les réalisateurs étaient sous le joug de la maison mère, et ils devaient s’adapter au format. Cela n’a rien d’étonnant si vous réfléchissez un peu. Marvel Comics avait commencé comme ça : Stan Lee, Ditko et Kirby imprimaient leur influence sur toutes les séries qu’ils déléguaient à des scénaristes ou des dessinateurs interchangeables. L’univers Marvel a vraiment été créé par ses trois mecs. Chez DC c’était différent : les personnages existaient jusqu’à ce qu’un super-auteur comme Neal Adams sur Batman ou Green Lantern / Green Arrow, ou Frank Miller sur Dark Knight, s’en emparent, et changent la philosophie et le style des runs. De fond en comble. Ce n’est que récemment que DC a commencé à s’adapter à ce que Marvel avait impulsé, lier tous les films.
Mais d’où vient ce changement de DC et leur volonté de créer (enfin !) un univers partagé entre les différents personnages de leur catalogue ?
De moi ! J’ai travaillé deux ans et demi comme consultant cinéma avec Geoff Jones pour la Warner, en 2008/2010. C’était juste après le succès du Dark Knight. J’ai eu beaucoup de réunions avec les boss du studio et j’essayais de leur expliquer comment les super-héros fonctionnaient, comment il fallait connecter les univers… Je me suis heurté à de sacrés murs ! Les executives n’aimaient pas ce concept, ils pensaient que ça allait interférer avec les résultats des films. Et que les réalisateurs seraient moins libres avec les personnages… Evidemment, aujourd’hui, tout a changé ! Mais à l’époque, ils nous écoutaient parler en meetings pendant des heures, sans jamais appliquer nos recommandations ! J’ai écrit traitements après traitements, pour Flash, Wonder Woman, Aquaman, Justice League. Et aucun n’a abouti. Finalement ils ont pris Geoff Jones comme créatif, et à partir de là, on a cessé d’être consultants, et il a appliqué ce qu’on voulait faire, c’est à dire des changements considérables dans l’univers film DC, mais aussi comics. Ca a commencé avec Suicide Squad, mais avec Wonder Woman, puis Justice League, vous allez désormais voir l’empreinte de Geoff sur les films DC.
Parallèlement, vous avez écrit un traitement pour Rogue Trooper, le serial du magazine 2000 AD. Est-ce que vous pensez que du côté indé, il y aura dans l’avenir plus de films, et qu’ils seront plus inventifs ?
Oui, clairement. Rogue Trooper avec Sam Worthington ne s’est pas fait pour des raisons de coûts j’imagine. Plus le film coûte cher, plus les producteurs veulent être certains de récupérer leur investissement. Et moins ils prennent de risques. Rogue Trooper se passe dans le désert, il y a des CGI dans tous les sens, beaucoup d’action, c’est un univers complètement fou, avec un personnage bleu comme dans Avatar (la BD date de 1981 et a inspiré Cameron NDR). Ca reviendrait trop cher … La meilleure chose pour ce projet serait de faire un film fauché, ce qui permettrait d’être très inventif. Faire un gros film mainstream, nous obligerait à des compromis…
Deadpool a démontré qu’avec un budget réduit, on peut aller très loin dans la liberté de ton et la violence graphique…
C’est sûr, j’aimerais voir un film à petit budget de Sandman, ou Enigma, ou Animal Man, ces personnages plus obscurs du DCverse et surtout plus récents que les comics des sixties. La plupart des super-héros au cinéma sont des personnages qui datent d’il y a 50 ans, ce serait pas mal qu’on passe à des supers-héros plus récents. Il y en a des tonnes ; certains très rock !
J’adorais Zenith, que vous avez créé à 2000 AD. Il faut en faire un film ! Le moment est peut être venu, avec l’arrivée de Trump au pouvoir ? Henry Rollins disait dans un edito que c’était le moment ! Que les Clash et les Joe Strummer du XXIème siècle allaient enfin advenir. Au cinéma aussi ?
Je suis d’accord. Notre société est devenue trop complaisante. Et Trump tout à coup, donne l’occasion à toute la communauté des révoltés d’exister à nouveau. De se faire entendre. On s’est laissé aller, on a tout accepté depuis l’ère Bush, avec ces guerres qui n’avaient aucune autre motivation que le profit. Tout le monde a accepté cet état de fait sans broncher. Il y a un fossé entre la réalité et l’hallucination collective que l’internet présente au monde. On vit dans le monde des fausses informations, des fake news et des fake facts… Vous avez remarqué, après le 11 septembre, les films se sont mis à tout expliquer. Batman nous expliquait comment son uniforme, ses gadgets, sa voiture et sa philosophie marchaient, les scientifiques rationalisaient à l’écran alors que le monde extérieur devenait de plus en plus fantastique et fantaisiste. On a des reality shows préfabriqués, des réalités « alternatives »… Et Trump semble être l’incarnation absolue de tout ça. C’est le devoir de l’artiste que de réagir à ça. Restituer dans notre travail cette atmosphère très étrange, carnavalesque, qui oscille entre le contrôle et le chaos… (rires) et qui semblent se confondre !
Pour finir, je voulais parler de Matrix. Le premier film était une copie conforme de votre BD The Invisibles. Le film de Wachowski est arrivé juste avant la nouvelle vague Marvel. Et avec Blade de Stephen Norrington c’est un film qui a su comme aucun autre incorporer la culture underground (comics, manga, cinéma HK) pour le transformer en proposition de cinéma commercial. Quel effet ca vous a fait, d’avoir été entièrement plagié ?
(rires) C’est un vrai film de super-héros pas vrai ? Le dernier plan où il s’envole, c’est pour moi un pur plan de film de super-héros.
Il y a une grosse différence de qualité entre l’original et les suites…
C’est sûr, le premier est un classique, les deux autres sont les pires films jamais faits (rires). Ils sont irregardables, alors que le premier…
C’est le syndrome du deuxième album. Tous ces groupes qui passent 10 ou 15 ans avant de sortir un chef-d’œuvre absolu, et qui ensuite n’ont plus rien à dire parce qu’ils ont mis toute leur vie dans le premier. Vous avez dit que Matrix 2 et 3 sont ratés parce qu’ils auraient dû continuer à vous copier, c’est ça ?
C’était le problème (rires). Le plus drôle c’est qu’ils m’ont contacté avant la sortie, pour que j’écrive un comics online. Je n’avais aucune idée de ce qu’était Matrix. Je suis allé le voir en projection et je suis ressorti très surpris ! A la fois excité, et flatté. Mais pour être franc, si quelqu’un veux adapter un de mes comics à l’écran, je préfère être présent, mettre la main à la pâte, et faire le meilleur truc possible.
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