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Bernard Brun : Photographe, ancien responsable des relations publiques de la plage Ciné Guinguette.Philippe Rousselot : Chef-opérateur, membre du jury officiel du Festival en 1995.Lazar Ristovski : Acteur dans UndergroundPierre Edelman : producteur (La vie est un miracle, Mulholland Drive...)Pierre Géraud : Journaliste, rédacteur en chef du service culture de France 2 en 1995.Frédéric Comtet : Co-gérant de la plage Ciné GuinguetteJean-François Fonlupt : Ancien directeur de Ciby 2000, coproducteur d’Underground.Jean-Pierre Lavoignat : Journaliste, ancien rédacteur en chef de Studio magazine.Marie-Christine Malbert : Journaliste, ancienne attachée de presse proche d’Emir Kusturica.Daniela Romano : Ancienne productrice au sein de Ciby 2000.18H00 : «Tout organiser en urgence, avec trois bouts de ficelle»Jean-Pierre Lavoignat : La rumeur montait depuis quelques jours déjà : Underground allait avoir la Palme d’or. C’était une évidence pour la plupart des journalistes. La compétition avait été assez terne dans l’ensemble et tout à coup Emir Kusturica réveillait la Croisette avec un film fort, complexe.Philippe Rousselot : Underground a gagné facilement la Palme. Personne dans le jury n’a évoqué le contenu politique du film ou les idées controversées de Kusturica sur l’ex-Yougoslavie. On ne parlait que d’art, de cinéma, et dans ce domaine le film n’avait aucun concurrent sérieux cette année-là.Marie-Christine Malbert : Vers la fin de la journée, j’apprends d’une source sûre que le film va gagner la Palme. Je cours alors voir des potes qui tenaient une plage sur la Croisette et je leur dis : «les gars, préparez-vous rapidement, je vous ramène Emir et toute sa bande dès que le dîner de clôture s’achève».Frédéric Comtet : Avec mon associé Eric Delbart, c’était la deuxième année que l’on gérait cette plage, appelée Ciné Guinguette. On a été dans les premiers à penser ce système de plages dédiées au cinéma, sur lesquelles on organisait des fêtes en indépendant, sans sponsors. Avant, les soirées cannoises se passaient dans des villas ou les clubs. Mais nous on voulait faire un concept original et facile d’accès. Cette année, on avait érigé un chapiteau de cirque sur la plage, dans un esprit tzigane. Le décor était parfait pour la fête d’Underground, même s’il a fallu l’organiser en urgence, avec trois bouts de ficelle.Pierre Géraud : C’est impensable aujourd’hui de lancer une fête dans ces conditions. Depuis que les plages sont devenues un business aux mains des marques, qui y font leurs relations publiques, la Croisette est le théâtre d’un festival parallèle de boîtes de nuit. Les emplacements sont chers payés, et il faut réserver des jours à l’avance pour y faire une soirée. Il n’y a plus de place pour l’impromptu.Bernard Brun : Il n’y a eu aucun carton d’invitation, pas de publicité pour la soirée, rien. À cette époque, on favorisait le bouche-à-oreille. Je suis donc allé dans les hôtels pour faire passer le mot et la rumeur a vite été lancée : on allait fêter Underground sur la plage ce soir-là...20h00 : «Surtout, passez par la plage pour nous rejoindre»Daniela Romano : Au moment de l’annonce de la Palme d’or, je vois Emir désarmé. Il revenait d’un douloureux tournage, et il n’avait plus de force. Il était ému parce que ce prix était l’aboutissement de trois ans de souffrance (il répétait souvent : «j’ai mis tout mon sang dans ce film»).Pierre Edelman : Il a vécu l’instant comme une libération. À cet instant, on célèbre son cinéma et rien d’autre. Personne ne vient l’emmerder avec le sujet du conflit en ex-Yougoslavie. Les ennuis viendront ensuite, lorsque certains intellectuels accuseront Underground d’être un film fasciste, pro Miloševic.Jean-François Fonlupt : La Palme ne plaisait pas à tout le monde. Lorsque nous avons rejoint le dîner de clôture qui avait lieu sur la plage du Carlton après la cérémonie, on ne se sentait pas en odeur de sainteté. Emir m’a regardé en coin, l’air de dire: «bon, on évacue en vitesse le dîner, et on va faire la fête entre nous».Bernard Brun : Je suis allé au dîner pour annoncer aux gens que la fête aurait lieu au Ciné Guinguette. Je leur dis surtout de passer par la plage pour nous rejoindre, afin d’éviter une cohue sur la Croisette.Pierre Géraud : Je me retrouve à l’extérieur du Palais et là je vois défiler Emir et sa bande, qui avaient visiblement bien picolé au dîner. Emir était entouré d’une dizaine de personnes, sa femme, son fils, des acteurs et puis des musiciens qui menaient tout le groupe en jouant sur leurs instruments.23h30 : «Emir et son clan avaient une sacrée descente»Marie-Christine Malbert : La nuit est déjà tombée lorsque les gens arrivent. On a installé Emir et sa bande dans une sorte de carré VIP, un petit kiosque disposé dos à la mer et éclairé par des loupiotes.Jean-Pierre Lavoignat : L’atmosphère était superbe sur cette plage. Il y avait des filles qui dansaient autour des braseros, des festivaliers qui faisaient une ronde sous le chapiteau et puis les musiciens qui jouaient des airs traditionnels tziganes, tandis qu’Emir et son entourage chantaient à tue-tête.Frédéric Comtet : L’alcool coulait à flots, aussi. On avait fait open bar, et Emir et son clan avaient une sacrée descente. Je revois bien mes serveurs faire des allers et retours incessants pour servir sa table.Bernard Brun : Je me souviens d’une belle alchimie dans la soirée. Ça dansait, ça riait, ça buvait. Et puis tout d’un coup, au milieu de la foule, des stars se pointent : Johnny Depp arrive par la plage, suivi de Jim Jarmusch, Harvey Keitel, Carole Bouquet...Ils viennent presque incognito et s’installent près d’Emir.Pierre Edelman : Tout cela se faisait naturellement à l’époque. Les gens se mêlaient facilement parce qu’il n’y avait encore pas trop de flicage. Désormais, la sécurité a été renforcée de manière presque militaire sur la Croisette, et aucun acteur ne peut se déplacer sans un énorme dispositif de protection.Frédéric Comtet : En quelques minutes, Ciné Guinguette est devenue le cœur de Cannes. Mais il faut dire que le contexte était différent. À l’époque, il y avait moins de monde au Festival, que ce soient des accrédités ou des invités de business, alors tous les gens liés au cinéma finissaient par se retrouver au même endroit. Avec l’explosion du nombre d’accrédités, de fêtes et d’autres évènements, c’est plus compliqué aujourd’hui de créer un sentiment de communion. Il y a désormais 10, 15 fêtes par soir, et qui toutes se ressemblent, sont organisées de la même manière. La fête s’est banalisée avec le temps.1h30 : «L’alcool, la fatigue et la tension»Bernard Brun : Dans notre esprit, la soirée allait se poursuivre jusqu’à six heures du matin. Depuis les années 2000, la mairie a imposé une fermeture obligatoire des plages à 2h30, parce qu’il y avait des plaintes du voisinage à cause du bruit. Mais à l’époque on pouvait finir quand on voulait. On pensait aller jusqu’au petit déjeuner tellement l’ambiance était bonne ce soir-là. Sauf que ça a fini par vriller...Frédéric Comtet : Tout est parti du kiosque VIP. Il y a plusieurs théories sur les origines de la baston : certains parlent d’une discussion politique qui s’envenime ; d’autres évoquent un conflit personnel. Moi, ce que j’ai vu, c’est un problème avec Carole Bouquet. Elle était bien allumée, et il est possible qu’elle ait eu des gestes équivoques envers Emir, qui en retour l’a draguée de manière un peu cash. Pierre Edelman, qui accompagnait Bouquet, s’en est mêlé et ça n’a pas plu à l’entourage d’Emir.Jean-François Fonlupt : Je ne crois pas à cette théorie. Emir était avec sa femme, jamais il n’aurait fait ce genre de faux pas. Dans mon souvenir, c’est plutôt parti d’un garde du corps de Johnny Depp, qui a fait une remarque désobligeante à Carole Bouquet. Et Pierre Edelman s’est opposé pour la défendre...Pierre Edelman : Il y avait ce type que je ne connaissais pas, et qui semblait ivre mort. Un mec très grand, balèze, qui glisse son bras sous l’aisselle de Carole et lui touche la poitrine. A la troisième fois, je retire sa main, ce qui le met hors de lui. Des gardes du corps interviennent et là tout s’accélère...Daniela Romano : Peu importe au fond l’origine de cette bagarre. Je crois qu’elle était surtout le résultat de l’alcool, de la fatigue, et de toute la tension accumulés par Emir et sa bande pendant le festival.Jean-François Fonlupt : On avait vécu une semaine sous haute tension. Je n’en ai jamais parlé, mais quelques jours avant le Festival, Emir et moi avions reçu des menaces de mort provenant d’opposants politiques. Nous étions toujours sous protection policière : nos maisons à Cannes étaient surveillées jour et nuit, et Emir était protégé par des gardes du corps armés, dont certains de la télévision serbe.2H45 «En Serbie, il y aurait eu des morts»Jean-François Fonlupt : La baston démarre dans le kiosque entre les gardes du corps de Johnny Depp, ceux d’Emir et la sécurité de la plage. Mais ça tourne vite en bagarre générale : des gens qui venaient juste pour calmer le jeu se prennent un pain, donc ça les énerve et à leur tour ils se mêlent à la cohue.Lazar Ristovski : Je ne sais plus trop pourquoi, mais je me suis mis à frapper un mec qui portait un costume. Je le cogne jusqu’à ce qu’il se retrouve sur les genoux, en sang, à crier : «sécurité, sécurité» !Frédéric Comtet : En quelques secondes, la plage a été dévastée : les chaises volaient, les gens se lançaient des pots de mayonnaise, ça courait dans tous les sens. J’avais très peur surtout parce que le mât qui soutenait le chapiteau n’arrêtait pas de bouger, on croyait que tout allait s’effondrer. Je suis parti dans la foule tenter de raisonner les mecs et là je me prends une droite en pleine face. K-O debout.Bernard Brun : Je vois Frédéric en sang, et je cours vers lui en criant : «mais qu’est-ce qui se passe ! » J’ai à peine le temps de le rejoindre que Bam, un type me fout un coup de boule qui m’envoie valser.Pierre Edelman : Une minute après le début de la baston dans le kiosque, à l’autre extrémité de la plage, un deuxième groupe s’anime. Une bande de mecs se jette sur les invités. Des couteaux sont sortis, le sang gicle, les robes sont déchirées. Le fils d’Emir se rue sur un type avec une violence incroyable.Jean-Pierre Lavoignat : Carole Bouquet veut s’interposer. Elle reçoit un saut à glaces près du visage.Frédéric Comtet : Il aurait suffi d’un mot pour qu’Emir stoppe la baston, mais je le soupçonne d’y avoir pris plaisir. Je le revois encore, hilare, poursuivre un mec vers la plage pour lui mettre une droite, tandis que Johnny Depp, lui, se cache sous une table avec les enfants. C’étaient des Yougos les mecs, des durs, pour eux la bagarre faisait partie de la fête.Lazar Ristovski : Emir frappait fort. On forme un bon duo tous les deux, autant pour faire des films que pour la baston ! Heureusement que nous n’étions pas en Serbie ce soir-là, sinon il y aurait eu des morts.Marie-Christine Malbert : La police a fini par débarquer, et tout s’est brusquement arrêté. Mais dès que les flics tournaient le dos, la baston recommençait, tandis que les gens en profitaient pour fuir la plage.Jean-François Fonlupt : Il n’y a pas eu de blessés graves. Mais il a fallu ensuite gérer la discrétion. Ma hantise était qu’il y ait des photos de la soirée. Le film n’avait pas besoin de cette mauvaise publicité.Pierre Edelman : Il ne reste presque aucune trace de cette soirée, pas de photos, pas de témoignages. C’est pour ça qu’elle est devenue mythique, et c’est pour ça qu’elle fut si forte en émotion. A l’époque, il n’y avait pas de smartphones, on n’était pas épié en permanence, donc les gens, stars ou non, se sentaient plus libérés. Ils pouvaient faire la fête sans contrainte, dans un cadre intime. Aujourd’hui tout le monde dégaine son portable la nuit à Cannes, alors forcément les gens s’empêchent, s’inhibent.8h30 : «Un esprit de liberté à retrouver»Frédéric Comtet : Au petit matin, la plage était un champ de bataille. Nous avons continué quelques années encore le Ciné Guinguette avant d’abandonner. Au cours de la dernière décennie, les plages ont été prises d’assaut par des sponsors, comme Schweppes ou Orange, et les marques ont primé sur les films. Vous n’avez plus l’impression d’aller à une fête de film, mais à un évènement promotionnel.Pierre Géraud : La fête reste encore dans l’identité du Festival, mais elle s’est diluée. Sur ces plages il n’y a aucune chaleur, pas d’ambiance. La solution serait de réinvestir les villas, de trouver des endroits plus originaux et intimes pour les soirées. Mais il y a moins d’argent dans le cinéma, et les prix de l’immobilier durant le Festival ont explosé, donc il faudra chercher d’autres idées pour relancer la fête.Bernard Brun : Malgré ou grâce à ses excès, la soirée Underground est restée dans les mémoires parce qu’elle fut improvisée et totalement décomplexée. C’est cet esprit de liberté qu’il faudrait retrouver.Jean-François Fonlupt : Le lendemain, je suis allé prendre le petit déjeuner chez Emir. Il avait des bandes sur le bras, des hématomes, la gueule bien amochée. J’étais un peu embarrassé par la tournure des évènements. Et lui m’a simplement répondu : «mais non, t’inquiète, c’est ainsi que la fête est belle»Romain Blondeau