Dans Braguino incroyable documentaire sur une famille sibérienne qui vit à l’écart du monde, Clément Cogitore s’interroge sur le réel, les fantasmes, l’écologie et les conflits. Et signe un western élégiaque doublé d’une tragédie grecque. Impressionnant.
Quelques semaines après sa sortie au cinéma, Braguigno est disponible pendant un mois sur Arte +7. Jusqu'au 20 décembre 2017, précisément.
Pendant 50 minutes, on suit le père et sa famille, d’une chasse à l’ours dans la forêt à une querelle de voisins qui prend des allures de tragédie grecque en passant par des scènes d’intérieur mystiques ou l’arrivée de prédateurs-braconniers surarmés. Une forêt, des monstres et des hommes qui essaient de survivre : Braguino est un conte russe fabuleux. Clément Cogitore, vidéaste surdoué qui s’est frotté à la fiction avec Ni le ciel ni l’enfer, n’essaie jamais de créer de liens entre ses séquences et glisse de la chronique intranquille à un horizon de réalisme halluciné, strié par des moments de déflagrations primitives ou des virages fous qui épousent la paranoïa du patriarche (qui sont ces voisins hostiles filmés comme les croquemitaine d’un film d’horreur ou ces chasseurs russes flippants ?). C’est brut, beau et violent comme la toundra en feu un soir d’été. Et c’est sans doute ce que vous verrez de plus fou en cette fin d’année. Ca méritait bien quelques explications. Cogitore livre ses impressions et son récit d’un voyage au-delà du réel.
« Je suis parti sans savoir »
Je suis parti sans savoir. Sans savoir ce que j’allais trouver ni filmer. J’ai découvert l’histoire de Braguino en arrivant là-bas. A l’origine, je voulais travailler sur un projet en relation avec l’enfance et le monde sauvage. Une histoire qui pourrait parler de l’utopie et de l’autarcie mais avec des enfants. Je voulais regarder des enfants grandir dans un micro-monde à l’écart de la civilisation. J’avais lancé des pistes aux Etats-Unis et je m’étais renseigné sur les communautés survivalistes américaines ; j’avais même commencé à réfléchir à l’idée d’un western – il en reste des traces dans Braguino d’ailleurs. Et puis une journaliste russe que je connaissais m’a parlé des communautés de vieux croyants de confession orthodoxe minoritaires qui se sont enfoncées dans la forêt sibérienne, de plus en plus loin, pour échapper à l’autorité de l’Eglise et de l’état. On a « retrouvé » ces communautés au milieu des années 90 et elles semblaient complètement en dehors du monde ; on y parlait un russe très ancien, et les gens y vivaient dans des conditions de survie totale. Un peu comme les amish. Ils refusaient tout ce qui venait de la civilisation. Bizarrement, ça, ça ne m’intéressait pas trop. Je n’avais pas envie de filmer le côté sectaire ou l’ultra religiosité. Je cherchais quelque chose de plus utopique, de plus libre. Je voulais regarder un monde qui invente ses propres règles. Et puis, cette journaliste m’a parlé d’un homme qui avait tenté d’échapper à ces communautés justement, pour fonder son propre monde encore plus loin. Lui acceptait des choses de la civilisation, ce qui avait l’avantage de rendre un tournage plus simple… On avait que des coordonnées GPS mais il y avait là-bas tout ce que je recherchais pour mon récit. Sauf que : je voulais raconter la construction d’une utopie, or, Braguino, finalement c’est l’histoire de l’échec d’une utopie, parce qu’elle n’arrive pas à se propager et à se partager. Elle devient un camp retranché…
« L’impression d’arriver au bout du monde »
Le voyage a été homérique. De Moscou il a d’abord fallu prendre deux avions ; puis on a remonté le fleuve Ienissei en bateau pendant une journée. Après quoi, il fallait faire une journée de piste dans la taïga, qui était quasiment en feu – le bois fume en permanence à cause des réchauffements climatiques et des incendies criminels. Le monde est dans un brouillard permanent. On était en plein été, on voyageait tout le temps au moment du crépuscule dans le sens inverse de la rotation de la terre et on avait l’impression que le crépuscule n’en finissait jamais. Le monde n’arrêtait pas de basculer dans l’obscurité… Plus on avançait, moins les endroits qu’on traversait était accueillants. Le monde semblait de moins en moins paisible. On a fini en hélicoptère et le pilote nous a laissé sur l’île, celle qu’on voit dans le film, une île où les adultes laissent les enfants pour les protéger des bêtes sauvages pendant qu’ils partent chasser. C’est à la fois un paradis et une prison… L’hélico nous pose là et… c’est la rencontre. Il était tard, les hommes sont sortis de chez eux, on les a aperçus sur la crête, barbus, en treillis, avec des armes et des nuées d’enfants et ils ont pris une barque pour nous rejoindre. Je me souviens très bien qu’on a commencé en leur disant : « On veut connaître votre histoire ». Et ils nous ont tout raconté ; on a tout de suite été accueillis comme des amis.
« La vie paraît simple, presque banale »
Je me suis retrouvé là dans un des endroits les plus paisibles que j’ai traversés. C’est d’autant plus étonnant dans cette partie du monde. On est au milieu de la Sibérie du bagne, un enfer – en été ils sont bouffés par les moustiques (on le voit d’ailleurs, les enfants chassent les moustiques sur leur visages) et en hiver c’est plus que glacial. Mais je leur parle, et la vie me paraît simple, presque banale. Sur certains enjeux, le choses prennent évidemment une dimension folle – des enjeux de survie, de ressources ou quand je vois la manière dont les enfants me regardent. C’est là, quand je capte les regards des mômes, que je comprends que certains d’entre eux n’ont jamais vu d’autres humains que leur famille. C’est nous qui sommes bizarres, pas la caméra, non : nos visages, le fait que je parle une autre langue qu’eux… L’étranger est étrange.
« Et d’un seul coup, je vois la barrière ! »
Je suis dans ce monde-là et je me dis « super, mais qu’est-ce que je raconte ? » J’ai de belles images, de beaux tableaux avec ces enfants magnifiques, mais pas d’histoires. Progressivement pourtant, je perçois des signes, des non-dits, des tensions. Comme dans tous les scénarios les choses ne sont pas ce qu’elles sont. Je ne sais pas quel scénariste disait : « il n’y a qu’un seul scénario : les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être ». C’est exactement ça. Et puis : une intuition. D’un seul coup, je vois une barrière ! Une barrière banale, neutre. Mais je comprends que de l’autre côté il y a des gens. Je suis là depuis 36 heures et je n’ai vu personne la traverser. Je vois des gens que je croyais avoir vu, mais je comprends qu’ils ressemblent aux adultes que j’ai croisés. Pareil pour les enfants : j’en ai vu huit la veille et aujourd’hui il y en a huit autres. Mais différents. Je comprends alors que cette barrière est comme une zone frontière, le mur de Berlin ou la frontière entre la Corée du Nord et celle du Sud. Il y a des gens derrière, d’autres gens. Je commence alors à poser des questions, pour essayer de savoir qui sont ces gens et… On comprend ce truc vertigineux : qu’on est au bout du monde, qu’il n’y a pas un seul chemin qui mène à la civilisation, mais qu’il y a deux familles qui se haïssent. On est au milieu d’un conflit sordide et banal qui ressemble à n’importe quelle histoire de voisinage, mais un conflit aussi biblique parce que les femmes des deux familles sont sœurs, un conflit qui se double d’un conflit idéologique. Du côté où j’étais, ce sont les indiens ; ils sont proches du fonctionnement d’un peuple indigène avec un rapport particulier à la terre. De l’autre côté, ce sont les cowboys. Prédateurs.
« Je comprends que ce film sera impossible »
D’un seul coup, j’avais un scénario. J’avais un conflit, donc une dramaturgie qui pouvait mener à un récit. Mais au moment où j’ai la sensation que j’ai un film, autant documentaire que mythologique, je comprends que je n’arriverai pas à le faire. En comprenant que la frontière existait, j’ai aussi compris que je ne pourrais jamais la franchir sans risquer d’être chassé de l’endroit où j’étais, par la famille de Braguino. Je devais donc choisir mon camp. Je ne pouvais pas poser une question ou poser mon pied de l’autre côté sans passer chez l’ennemi ! D’un point de vue de cinéma, les films où un antagoniste n’est là que comme un fantôme, c’est de la SF ou un western. Ce n’est pas du documentaire. Quand on filme un conflit, on ne peut pas être partie prenante, on doit prendre du recul pour avoir une position d’autorité. Ca permet de ne pas (trop) se faire manipuler. J’ai beaucoup pensé à Mur, de Simone Bitton un très grand film sur la notion de frontière justement… je pensais que mon film était impossible à faire sans aller de l’autre côté. Comment capter le sens d’un conflit dont tu ne vois jamais l’ennemi ? En documentaire c’est impossible. Je rentre en France et je dis au producteur qu’il n’y a pas de film possible. Mais je décide quand même d’y retourner, plus tard, en me disant que s’il n’y a pas de film, je pourrais toujours faire une expo photo. Et quatre ans plus tard, on est repartis. Quatre ans qui me permettent de laisser le film advenir, de le construire ; quatre ans qui ont laissé les enfants grandir. Et de trouver les financements.
Braguino : un moyen métrage impressionnant
« Il y a probablement un petit film quelque part »
J’y retourne donc. Et là, je filme tout. J’ai des moments très ARTE documentaire où Braguino me parle de sa vie et du quotidien, des plans de chasse ou d’intérieur plus mystiques… Et au montage, je reprends mes habitudes de vidéastes, je malaxe ; j’ai un rapport très libre au montage parce que je viens de l’art vidéo. On peut réinventer la matière en se concentrant sur un tout petit élément. Le réel est une matière et il y a dedans des éléments narratifs que je vais assembler. Je sais que, dans mes rushs, j’ai des scènes très fortes que je vais travailler et qui seront là à l’arrivée : l’ile aux enfants, l’ours, l’arrivée en hélicoptère. Ce sont des scènes, très fortes, mais ça ne fait pas un film. Ces éléments ont une temporalité propre et autour… et bien je ne sais pas encore. Ca va être de la dentelle et j’ai cinq semaines de montage. Et au bout de ces cinq semaines, je dois sortir un film. En m’asseyant devant le banc de montage je me suis littéralement dit : il y a probablement un petit film quelque part. Est-ce qu’il fait 17 minutes ? Quarante ? Cinquante ? Je ne sais pas. Mais j’étais sûr d’une chose : je n’avais pas un long-métrage. Et mes films ont la durée qu’ils ont, ou qu’ils doivent avoir.
« Le massacre de l’ours ? C’est comme le crêpier du Wepler ! »
Quand je filme la chasse à l’ours, je filme des hommes au travail. Je l’ai montré avant, avec la chasse aux canards, mais là, on est dans une boucherie folle. Pourtant, ce qui me frappe, c’est la simplicité de leur geste. C’est comme la crêperie du Wepler : le mec fait ses crêpes d’une manière presque automatique. Sans se poser de questions. Et bien les Braguine, de la même manière, ils découpent la vésicule biliaire de l’ours, vont couper les pattes et c’est ça que je voulais qu’on voit : un type au travail. Comme un paysan de la creuse travaille sa terre, Braguino tue un ours. Sur le moment, quand je vois ce qui se passe, je suis sidéré, mon opérateur aussi. Quand la tête de l’ours tombe, je suis même pris d’un fou rire nerveux. C’est fou. Il y a évidemment un danger pour la famille, mais il n’y pas de peur. L’ours est craint, c’est le seigneur de la Taiga, mais on vit avec. C’est un danger ritualisé, on vit à sa hauteur. On s’en accommode. Ce n’est pas le cas des braconniers par exemple. Leur arrivée est un danger face auquel la famille est totalement désemparée. Le rapport de force est déséquilibré et ils ont perdu dès le début. C’est la différence : si l’ours peut gagner, eux aussi ! C’est le danger du monde sauvage qu’on connaît, qui a des règles, qui est codifié et contre lequel on peut se battre. Les braconniers représentent un danger qui n’est pas ritualisé, qui n’a pas de règles et dans lequel à tous les coups on a perdu. Ils sont surarmés, en surnombre. C’est là où ça bascule dans un récit tragique : on a des hommes petits face à un danger trop grand qui se rapproche de manière trop brutale. C’est ça que je voulais raconter : comment les hommes cohabitent avec deux types de monstres. Comment les hommes cohabitent-ils avec leur monstre ? L’ours est une forme monstrueuse. Et c’est pour ça que je le garde parce que ça fait écho avec les braconniers de la fin… C’est comme une bulle de cinéma anthropologique. Dans la séquence de l’ours, il y a l’incarnation d’idées philosophiques, et d’idées très concrètes. Je raconte aussi le rapport aux ressources parce que si tu regardes bien, rien de l’ours n’est jeté. La viande, c’est pour les chiens, la fourrure sert à se réchauffer pour dormir, certaines parties sont utilisées pour la médecine traditionnelle et les pattes et les mains font de jolis manchons à la fille de la famille…
« J’étais obligé de passer par le mystère et l’évanescence. »
On fonctionne autour d’un trou noir qui est l’autre, celui qui est de l’autre côté de la barrière qui est un antagoniste et un fantôme. La mise en scène devait donc jouer sur ce manque, faire advenir les fantasmes des spectateurs… J’étais donc obligé de passer par le mystère et l’évanescence. C’était le seul moyen de rendre ça intelligible – transcrire le réel comme je l’ai vécu. J’ai filmé des silhouettes sur lesquelles on va projeter de la paranoïa, des peurs (réelles ou pas), des fantasmes. Il y a une vraie dimension paranoïaque qui m’avait frappée lors du premier voyage. C’est comme Ni le ciel ni la terre. Dans ce film, on était projeté dans une vallée, avec un groupe d’hommes isolés qui se posent des questions. Ils n’avaient pas d’interlocuteurs, personne pour y répondre. Et bien Braguino c’est pareil. On est dans cette famille dont on ne sait pas si elle se fantasme un ennemi réel ou si elle a juste perdu le dialogue et le sens du réel. Et jusqu’à ce que les braconniers arrivent, jusqu’à ce que je les voie, je pensais que la paranoïa était de 90% dans tout ce qu’ils me racontaient. Quand les braconniers arrivent je comprends que la paranoïa est de 20% dans leurs peurs. Ces braconniers sont invités par l’autre famille, celle qu’on ne verra pas. Cette famille n’a pas ce rapport indigène à la terre ; de l’autre côté de la barrière ils sont comme nous : tant qu’on peut prendre on prend. Ils ont un rapport prédateur à la nature. Ils bousculent l’équilibre en place : le gibier est déjà bien rare mais eux, tirent sur tout ce qui bouge et pour avoir de l’argent font venir des braconniers qui dévastent la forêt à l’arme automatique. Dans ces moments, Braguino devient un western. L’ampleur des forces en présence nous fait basculer dans de la tragédie parce que l’endroit est condamné ! Ce que j’ai filmé, c’est un monde qui disparaît. A cause des braconniers mais pas seulement : les deux familles sont surarmées et prêtes à se détruire.
« Serge Braguine, pour moi, c’est un Dersou à l’heure de la Russie de Poutine »
Dersou Ouzala est un film qui m’a fait pleurer. Je le voyais chaque été et chaque été je pleurais devant ce film… Serge Braguine, pour moi, c’est un Dersou à l’heure de la Russie de Poutine, de l’ultra libéralisme appliqué aux ressources de la planète. J’avais aussi quelques Malick en tête, les premiers, et Herzog forcément. La mystique vient plus de moi que de la situation là-bas. Au fond, je crois que le cinéma est une manière de raconter l’esprit caché dans la réalité, c’est une pensée qui tient autant du baroque que des mystiques soufis ou des indiens d’Amazonie. C’est le pari fou des artistes depuis la nuit des temps.
« C’est la marche du monde »
L’histoire de Braguino s’écrit de la même manière en Amazonie, en Laponie… j’ai essayé de rendre manifeste dans cette histoire la marche du monde. Raconter ces communautés qui ont échappé à la trinité consommer, posséder, produire. Qui ne sont pas dans un désir de convertir l’autre à leur religion ou à leurs visions du monde, qui ne cherchent pas à posséder plus, à s’étendre. Et ceux-là sont voués à disparaître de la surface de la terre.
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