Arnaud Desplechin, vous avez été reçu comme un messie par une certaine critique des années 90. Comme s’il y avait un trône laissé vacant et qu’il fallait que quelqu’un vienne l’occuper.Je ne l’ai pas vécu comme ça, pour deux raisons. La première est anecdotique : sur La Vie des morts (1991), on avait eu une couverture Télérama, ce qui était énorme comme reconnaissance, surtout pour un moyen-métrage. Mais j’étais en tournage et je n’avais pas réalisé l’ampleur de la chose, je m’étais dit que c’était peut-être normal… Alors que c’était pas normal du tout (rires). La seconde raison, c’est que, comme lecteur, je viens des Cahiers du Cinéma. Mais en tant que fabricant de film, je n’ai jamais eu des rapports faciles avec eux. Sur La Vie des morts, j’avais eu un très mauvais article, pareil pour La Sentinelle (1992)… Du coup, quand on me disait vous avez vachement de reconnaissance critique, je répondais « oui… mais pas aux Cahiers. »N’empêche, vous deviez l’assumer, cette place du « grand auteur que la France attendait » ? Accepter de prendre le sceptre ? Je crois que je ne l’ai jamais désiré. Prenez un film que j’aime beaucoup, La Graine et le mulet de Kechiche. Là, quelqu’un vient prendre le sceptre, parvient à incarner cinquante ans de cinéma français. Je vois Truffaut, je vois Duvivier, je vois Renoir… toutes ces influences viennent se traverser dans ce qui est bel et bien un film somme. Moi, j’aime beaucoup les films mineurs… Si je devais dire le Truffaut que je préfère aujourd’hui, ce serait La Sirène du Mississipi, un film mal aimé, qui ne représente rien d’autre que lui-même. Alors peut-être ai-je senti qu’il y avait un trône vacant et qu’on me l’offrait. Mais je n’en ai pas voulu, je l’ai laissé à d’autres. En même temps, quand je regarde La Graine et le mulet, quel bonheur de voir cette machine à absorber tout ce qui l’a précédée, et à le restituer dans un truc nouveau ! Dans Comment je me suis disputé (1996), il y avait aussi de ça. Un film de trois heures dans lequel vous vous empariez d’une certaine idée du cinéma français, pour en livrer à la fois une parodie et l’incarnation suprême. Le Autant en emporte le vent de ce qu’on appelait le cinéma « deux pièces cuisine »… Ceci dit sans vous offenser.Ah ah ah ! Je ne le prends pas du tout comme une offense. Plutôt qu’une parodie, j’étais parti sur l’idée d’un genre. C’est quelque chose auquel je crois profondément. Les films expriment leur vérité à travers un genre. Je ne crois pas au réalisme, je ne crois pas à la réalité. Le réalisme au cinéma m’ennuie. Ça ne veut pas dire que tous les films qui appartiennent au genre réaliste m’ennuient mais… … mais vous réfutez l’idée selon laquelle traquer le naturalisme serait le but ultime du cinéma.Voilà. C’est une idée que je rejette avec horreur. Moi, j’ai l’impression que je peux parler à l’intérieur d’un genre. C’est là que je commence à me sentir libre. Là, c’était le genre français, comme il y a le genre super-héros, ou le western. Après, il s’est passé un truc bizarre avec la presse. Les gens se sont mis à dire qu’il s’agissait d’un film générationnel. Mon Dieu ! J’avais fait le portrait d’un vieux garçon de Normale sup, qui fait le métier le plus rébarbatif qui soit… Pour les critiques de ‘Première’ par exemple – ne le prenez pas non plus avec offense – mais professeur de philosophie ? Oh non ! Alors comment faire pour rendre ça amusant ? Je venais de lire la Comédie du remariage de Stanley Cavell. Cavell est juif, américain, un pays de culture protestante… Moi je suis français et catholique, la seule religion où l’on ne peut pas divorcer. Alors le personnage de Paul Dedalus accumule les femmes. Il en a une (Devos), mais ça ne marche pas, il ajoute Denicourt, ça marche pas, il prend Balibar, mais c’est pas ça non plus… Il essaie Chiara… et ainsi de suite. Donc, il y avait cette idée de comédie inspirée du livre de Cavell et de Woody Allen, mais située à l’intérieur de Paris. Tout ça, ce sont des codes. Pas du tout La Maman ou la putain, qui n’est pas un film de genre, et où Eustache croit montrer la vérité de la vie – ou quelque chose comme ça. Moi, mon Dieu !, je n’ai jamais eu cette prétention-là. Alors imaginez ma surprise quand on m’a dit que j’avais fait un film générationnel ! C’est pas possible : ces personnages sont comme des pots de chambre, décalés, vieillots, ils ne représentent qu’eux-mêmes.L’identification du spectateur est l’une des données de base du cinéma, disons hitchcockien : on entre dans la salle, il y a quelqu’un à l’écran…… et on est lui. Comme beaucoup de vos contemporains, vous compliquez ce mécanisme. Prenons le personnage de Nora, joué par Emmanuelle Devos dans Rois et reine (2004). En le revoyant le film, on se rend compte que sa destruction par son père à la fin du film est annoncée dès le début.Dès le moment où on la présente avec ces faux raccords qui semblent dire qu’elle ment. Qu’elle se ment à elle-même. Le film va s’acharner à la détruire, c’est annoncé dès qu’elle apparaît.C’est de moi qu’il s’agit, de la rage que je peux avoir, moi, à m’identifier et à prendre la parole en tant que Nora, à aller vers le pire, courir vers la catastrophe, à me projeter dedans pour chercher le malaise, la transgression, la dissonance… Comme spectateur, l’identification, ce n’est pas seulement croire qu’on est soi-même à l’écran, comme quand on pense s’identifier au goodie et pas au baddie. Quand on voit les films de Dreyer, ceux du début, en gros plans, pas seulement Jeanne d’Arc, on s’identifie au personnage, mais aussi au regard du réalisateur. Le point de vue de la caméra. Il y a un basculement, une incertitude… L’identification au cinéma, ça reste un mystère. Est-ce qu’on s’identifie à l’axe de prise de vue ou à la performance qui est donnée ? La vérité est entre les deux et on passe de l’un à l’autre, on s’arrache de l’écran et on plonge dedans en même temps. En mettant « je » ou « ma » dans vos titres, en utilisant des éléments de vie privée qui ont parfois été très médiatisés, vous insistez sur le fait que c’est bien de vous qu’il s’agit ?Très vite, dès La Vie des morts, je ne voulais plus être technicien. Je l’avais été, j’avais adoré ça, mais désormais, je voulais être dans le camp des acteurs. Et les acteurs, je ne leur demande pas une bonne performance technique, même si elle est nécessaire. Je ne leur demande pas quelque chose de propre. Je leur dis :« tu peux me donner quelque chose de sale, de honteux ? ». Du coup, j’avais le devoir d’être moi aussi dans ce registre, joyeux et impudique. Comment je me suis disputé m’a permis de m’inventer, de me réinventer. Il y avait le « je », le « ma »… Ça me faisait rire. Qui voudrait connaître la vie sexuelle de ce Desplechin dont on ne sait même pas écrire le nom, encore moins le prononcer ? Vous parliez du trône qui m’était offert sur La Sentinelle… Le film m’avait valu beaucoup de reconnaissance, c’est vrai. C’était un film très vénérable. Et ça m’emmerdait d’avoir fait un film vénérable, même si j’en étais fier. Je préférais ne pas me figer dans une posture, je voulais faire l’histrion, me déguiser en donnant quelque chose de moi, un tremblement, et de transformer ça en spectacle, comme un acteur. Comment expliquez-vous qu’on ait le sentiment très fort, comme spectateur, de savoir quand c’est bien vous qui parlez, à travers tel ou tel personnage ?Sans doute que j’en montre plus que je ne le voudrais. J’espère toujours qu’une certaine virtuosité va protéger ma pudeur. Mais je me trahis. Inévitablement, j’en dis un peu trop. On le ressent particulièrement dans les instants de méchanceté. Qui sont d’ailleurs souvent des méchancetés que vous vous infligez à vous-même.Ce qui m’émeut dans l’amertume, la méchanceté, la noirceur que Bergman montre – je pense à La Honte, si douloureux, à Une passion qui est insupportable de violence – c’est qu’il rend ça à l’être humain, en disant que c’est une partie de la vie. Ça, chez Bergman, ça me bouleverse. En revanche, j’ai un rapport difficile à Pialat, une forme de rejet. Parce que j’ai l’impression que pour lui, cette amertume ou cette violence sont le fin mot sur ses personnages. Dire l’amertume serait la seule façon d’être « vrai ». Ça, c’est très français : Céline, tout ça… et c’est quelque chose que j’aime pas. Je discutais de Rio Bravo avec un photographe, on parlait de la scène où le tenancier mexicain tient les culottes rouges devant John Wayne, et Angie Dickinson passe dans le couloir à ce moment-là… Là aussi, il y a un truc sur la honte, sur l’embarras. Ça peut être les trucs très violents, triviaux, obscènes de Bergman ou cette petite humiliation légère dans Rio Bravo. Mais j’espère que dans mon travail, ce n’est pas le fin mot. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, que l’amertume soit la vérité ultime du couple, ça me fait horreur. D’un film à l’autre, on retrouve le thème de la conscience de soi. De l’accession à la conscience de soi…C’est juste. J’ai l’impression que mes films – je le rationnalise après coup, là – c’est l’histoire de quelqu’un qui finit par prendre conscience de lui-même, de manière si possible un peu réconciliée. Même dans la vie de tous les jours, c’est un travail d’être quelqu’un. Le matin, on se réveille, on ne ressemble à rien. Et puis on se dit« j’ai cette attitude, cette position, je crois ça de moi. » Ça me plaît de montrer cette discordance entre nous et le rôle qu’on essaie de jouer, de montrer qu’un être humain n’est jamais que la somme de ses efforts pour essayer de ressembler à un être humain. Ça a l’air abstrait, mais je vous jure que c’est ce que je vous ai dit de plus concret depuis le début de cet entretien : c’est un travail de ressembler à un être humain. Quand un acteur arrive à incorporer ça à son jeu, cette difficulté qu’on a avec soi-même, cet embarras de soi, alors il dit deux fois plus la vérité que quelqu’un qui jouerait de manière immédiate. Dans vos films, on retrouve souvent la figure de la mère dévorante, destructrice. Parce que c’est une figure mythologique intéressante ou parce que c’est intimement ressenti ?Le combat d’un héros contre sa mère, le fait que ce soit un combat et pas une affection, ça me semble une transgression passionnante. Pour me constituer, je dois combattre la femme qui m’a donné la vie ; je ne suis pas baigné dans un amour sirupeux… Ce truc très fort – heureusement, ma mère est en vie, ne s’est jamais tuée et n’est pas folle du tout –vient de l’Ulysse de Joyce, et c’est pour ça que les personnages de Comment je me suis disputé et Trois souvenirs de ma jeunesse s’appellent Dedalus, comme son héros. Dans Ulysse, le personnage vient voir sa mère en train de mourir et il n’arrive pas à l’embrasser. L’infâme Buck Mulligan dit alors quelque chose et Dedalus répond« je t’interdis de dire des trucs sur ma mère ».Je ne connaissais qu’un seul rôle dans la littérature qui ait ce rapport aussi violent à sa mère, et je voulais donner ce caractère à mon héros. Ce n’est donc qu’une construction romanesque ? Dans votre documentaire sur votre famille, L’Aimée (2007), la mère n’est pas là. Parce que je sais pas faire… C’est quoi le titre du film de Sautet ? Un mauvais fils. Je suis un mauvais fils. Je ne suis pas un bon fils.C’est quoi, être un mauvais fils ? Le film impliquait ça. Il n’y a pas ma mère dans L’Aimée parce que c’est un film sur les grands-mères, et être un mauvais fils, c’est dire :« tant pis ». Mais il y avait aussi d’autres raisons, une sorte de construction géométrique : on a un type tout seul dans une maison et ses deux fils viennent lui rendre visite. L’un des deux est stérile (c’est le personnage que je joue) et l’autre a trois garçons, trois enfants que l’on voit à l’écran. Du coup, il ne fallait parler que des femmes absentes, celles qui sont déjà mortes, celles qui ne sont jamais là, dans une espèce de motif à la Vertigo. Cette idée excluait mes sœurs et ma mère. J’étais donc un mauvais fils et un mauvais frère et je me suis dit « Fuck it. » Le film sera mieux comme ça, sa structure sera plus jolie. C’est ça, être un mauvais fils. Vous-même, vous avez des enfants ? Heu… Heu… oui… Vous n’avez pas l’air sûr !Est-on sûr d’avoir des enfants ? Comment dit Freud ? Peut-on jamais être sûr de qui est le père ? C’est extraordinaire comme hésitation. D’autant plus extraordinaire que vous n’avez jamais fait de film du point de vue des parents, mais toujours du point de vue du fils, de l’enfant.Cela vient sûrement d’une impossibilité de m’imaginer comme parent. J’ai du mal à penser qu’on « devient » parent. On peut coucher avec une personne du sexe opposée, de là peut naître un enfant, mais est-ce que cela vous constitue en tant que parent ? Vous ne cessez de faillir… Mais on reçoit les œuvres différemment selon que l’on est père ou non. Et selon qu’elles proviennent de quelqu’un qui s’interroge sur le fait d’être père. Ou qui s’interroge sur le fait d’être un fils.Excusez-moi, mais je crois que j’ai envie de vous dire que je suis en désaccord… Bergman s’était grillé avec la presse suédoise à la suite de la parution d’un entretien où le journaliste lui disait« c’est formidable, vous avez maintenant des petits enfants, et ils viennent vous rendre visite à Faro. » Et il avait répondu « ah non, moi je déteste quand mes petits enfants sont à la maison, ça me donne des gaz. » Ah ah ah ! Il y a eu un scandale, les gens se sont dits quel monstre ! Il n’a pas la fibre familiale, quel type horrible ! N’importe quoi… Il faut croire que je suis un mauvais fils ET un mauvais père. Mais pourquoi « mauvais » ? La culpabilité, tout ça… Ça, c’est un sentiment que vous mettez ça beaucoup en scène. Comme le regret, la rancune, la rancœur, la rumination. Ce sont des choses qui me meuvent, qui me permettent d’écrire et de rencontrer des moments de vérité de moi. Des moments où j’ai l’impression – c’est sûrement une illusion – d’être dans un rapport vrai à moi-même. Et puis – ça va avoir l’air de sortir de votre question, mais d’abord j’y ai répondu, et puis j’en sors – j’aime la notion d’irréparable. C’est vachement beau. Je fais des films où les gens parlent beaucoup. Comment faire en sorte pour que la parole ne soit pas du commentaire mais de l’action ? Dans le genre « français, » elle est souvent du commentaire. Mais c’est bien mieux quand elle devient de l’action, quand quelqu’un s’apprête à dire quelque chose et que le spectateur se dit :« non, ne dis pas ça ! Ne le dis pas ! » Dans Scènes de la vie conjugale, il y a ce moment où Josephson accepte de montrer la photo de sa maîtresse à son épouse jouée par Liv Ullmann. Elle la regarde, dit« elle a de beaux seins, » et voilà, c’est trop tard ; elle aura toujours dans sa tête l’image des seins de la maîtresse de son mari. C’est pas réparable. Montrer cette bascule, le remord de ne pas avoir dit, mal dit, trop dit quelque chose, ça permet d’attraper de l’action. Le regret d’avoir mal fait, de faire trop tard… c’est très Dedalus. Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, Quentin Dolmaire – qu’est ce qu’il est bien dans la scène du téléphone ! – il dit « t’as besoin d’un protecteur, t’es une pute incertaine. » Elle lui répond « ne dis pas ça, » mais c’est déjà trop tard, et il le regrette tout de suite. Par contre, je ne crois pas qu’il ait dit le fin mot d’Esther quand il a dit ça. Le fait de renommer le personnage Paul Dedalus, comme dans Comment je me suis disputé, c’est un simple gimmick ou ça vous a contraint à être cohérent entre les deux films ? Non, gimmick est sans doute le mot juste. Même s’il est vrai aussi que le mot de « prequel » m’a donné l’impulsion de départ. Je ne me souviens plus du texte exact, mais quand on entre dans le bureau de Comment je me suis disputé, on entend une voix off qui dit « cela fait dix ans qu’il sort avec Esther et dix ans qu’ils ne s’entendent pas. » Je suis parti de là : c’était quoi, ces dix années ? Il y a cette jeune fille provinciale qui n’arrive pas à s’intégrer à ce monde parisien, ok. Mais il y a aussi leurs années roubaisiennes, la naissance de cet amour d’un garçon vieux garçon et d’une fille scandaleuse. Je voulais en savoir plus sur eux, et assumer la pulsion de départ du prequel. Mais il n’y avait pas de cahier des charges à respecter et le personnage n’est pas exactement le même que dans Comment je me suis disputé. La Sentinelle, Esther Kahn (2000), Leo (2003) ou Jimmy P (2013), sont des films qui essaient de sortir de la tradition française. C’est presque un film sur deux, donc une démarche consciente.Certainement. Je m’en échappe, mais j’y suis ramené. Ce sont quatre films qui n’ont pas marché en salles. Je suis forcé de constater que j’ai plus de mal à trouver ma voix en essayant d’y échapper… Mais ces digressions me nourrissent profondément. Trois souvenirs est votre long-métrage le plus court. C’est la maturité ? Oui. Les gens me blâmaient de faire des films trop longs. J’avais pour habitude de dire que c’était mon métier :« je fais des films trop longs. » Je suis français, ça fait partie de la boiterie de mon pays… Et puis, j’ai une angoisse : que ce soit pas bien. Pas que ce soit trop long, mais que ce soit ennuyeux. Pour prendre un exemple, Comment je me suis disputé, c’est trop long. Mais ce n’est pas grave, parce que je le trouve divertissant. Maintenant avec la maturité, j’arrive à penser en même temps à la durée et à la qualité. Vous savez lequel de vos longs-métrages a le mieux marché en salles ? Non… Rois et reine. Le seul qui n’était pas en Sélection officielle à Cannes.Ah ah. C’est bien, je pourrai le dire à Pascal Caucheteux ! Entretien Gaël Golhen et Léonard Haddad
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