A Chiara de Jonas Carpignano
Haut et Court

Pour le troisième volet de sa trilogie consacré au village calabrais de Gioia Tauro, l’Italien met en scène une ado découvrant soudain l’appartenance de son père à la Mafia. Un bijou.

A Chiara est le troisième film que vous consacrez au petit village calabrais de Gioia Tauro, après Mediterranea et A Ciambra. Qu’est ce qui vous avait entraîné dans ce coin d’Italie au début des années 2010 ?

Jonas Carpignano : Au début des années 2010, des émeutes raciales ont éclaté dans ce village, après que deux migrants africains y aient été attaqués. Et j’ai eu envie d’aller sur place pour comprendre ce qui s’était passé. Mais il y avait à ce moment- là trop de journalistes pour que je puisse avoir des conversations profondes avec les habitants du lieu comme avec les migrants qui s’y étaient installés en quête d’une vie meilleure. Alors j’ai décidé d’attendre que le village disparaisse de la une des journaux et je me suis installé sur place où je vis encore ! C’est là que j’ai rencontré Koudous Seihoun dont j’ai raconté l’histoire – avec lui dans son propre rôle – dans Mediterranea. Un film pour lequel j’ai construit ma méthode de travail qui reste la mienne aujourd’hui où je m’inspire de ce que je vois et j’entends en remettant dans la bouche des habitants du village que je choisis comme acteurs des mots que je leur ai entendu prononcer dans la vraie vie. Ainsi sont nés A Ciambra et A Chiara.

Quel a été plus précisément le déclic pour A Chiara, cette histoire d’une ado qui découvre à 16 ans l’appartenance de son père à la Mafia ?

Une fois encore de la réalité. Un jour, un homme du village que je connaissais a été arrêté car il travaillait pour la Mafia. Ce que je n’avais jamais même soupçonné alors que je le voyais régulièrement. Mais ma surprise n’était rien à côté de celle de sa fille qui elle aussi n’était pas au courant. Ca m’a donné envie de faire un film à partir de cette histoire car je trouvais qu’elle permettait de traiter de la Mafia par un angle singulier. D’ailleurs, pour moi, A Chiara n’est pas un film de Mafia mais un film sur une famille. Et j’ai très vite écrit un traitement de 15 pages.

Vous saviez alors déjà que Swamy Rotolo – qui fait des débuts éblouissants devant la caméra – en tiendrait le rôle principal ?

C’est arrivé peu ou prou au même moment. Il se trouve qu’avant de tourner un film, je commence toujours à développer ce qui sera le suivant. Donc j’ai écrit le traitement d’A Chiara au moment de la préparation d’A Ciambra. Et j’ai rencontré Swamy, une semaine après avoir terminé celui- ci, alors que je recherchais une jeune fille pour une scène d’A Ciambra qui a finalement disparu du montage final. Swamy était venue avec un des membres de sa famille que je connaissais. J’ai tout de suite vu que je n’avais rien à lui offrir d’intéressant pour A Ciambra… mais qu’avait surgi devant moi mon héroïne d’A Chiara. Une évidence qui n’a jamais été remise en cause. J’ai entamé l’écriture du scénario avec son visage en tête et passant du temps avec elle et au sein de sa famille pour construire cette Chiara sur mesure pour elle, en fonction de la manière dont elle grandissait

Votre travail avec elle et l’ensemble des comédiens amateurs que vous réunissez devant votre caméra a évolué depuis votre premier film ?

Non, ma méthode reste identique. Je leur donne les grandes lignes du récit et de l’évolution de leurs personnages mais jamais le scénario. De la même manière que je ne fais aucune répétition. Je veux éviter qu’ils prennent conscience de leur jeu et que tout cela brise le fragile équilibre que je recherche entre fiction et réalité. Il y a une phrase de Rossellini que j’adore. Il expliquait que son travail consistait à faire que les non- acteurs qu’il dirigeait ne jouent pas. C’est aussi mon job. Je ne veux pas qu’ils se sentent obligés d’en faire trop, de grossir certains traits avec dans l’idée que ce serait plus payant pour le film.

Comment s’inscrit votre relation avec votre directeur de la photo Tim Curtin dans ce processus ?

On s’est connu sur le plateau des Bêtes du Sud Sauvage de Benh Zeitlin (qui a aussi co- composé la BO d’A Chiara) où il était chef machiniste et moi deuxième assistant. Tim a signé la lumière de tous mes films donc on n’a aujourd’hui quasiment même plus besoin de se parler. Ce qui nous laisse plus de temps pour tourner, refaire des prises, en ajouter d’autres à celles prévues au scénario. Avec un but commun : que jamais les comédiens ne se sentent empêchés par la technique. Nous sommes à leur service, pour créer ce naturel que je recherche

On a le sentiment que vos films s’appuient sur ce que vous avez devant vos yeux mais jamais par rapport à des références d’autres films. C’est le cas ?

Vous avez raison. Mon but est que mes films collent au plus près à mes protagonistes. Or faire appel à des clins d’œil à d’autres films m’en détournerait forcément.

Est- ce que vous pensez aux futurs spectateurs durant l’écriture, la réalisation ou le montage ?

J’aspire évidemment à ce que le plus de monde possible accroche à mes films. Mais je m’interdis toujours ce que je déteste comme spectateur : peupler le récit de dialogues explicatifs que les personnages ne diraient pas dans la « vraie » vie pour ne perdre personne en route. Là encore, je veux que rien ne vienne abîmer ce naturel et cette vérité que je recherche. Et j’ai une foi totale dans les spectateurs et leur capacité à rentrer dans une histoire. Chez moi, l’action prime toujours sur l’explication.

Le montage final est proche de votre scénario original ?

Très proche oui mais… très éloigné de ce qui s’est passé sur le tournage. Car, sur le plateau, pour que mes acteurs ne perdent jamais l’énergie nécessaire, je ne cesse jamais de tourner des scènes même si je sais qu’elles ne figureront pas dans le film au final. Car elles permettent de garder le rythme et l’implication qui pourraient s’envoler dans des longues pauses.

Y aura-t-il un quatrième film sur Gioia Tauro ?

Mieux que ça, j’espère y tourner tous mes films ! Accompagner ceux que j’ai déjà filmés, les voir grandir, vieillir, passer de l’enfance à l’adolescence à l’âge adulte. C’est mon rêve absolu !